1971 a été une année charnière de l’histoire contemporaine, et son importance est encore difficile à saisir par les historiens. C’est l’année où l’armée pakistanaise, jusqu’ici laïque, et les islamistes se sont rencontrés et ont établi un lien qui, quarante ans plus tard, demeure intact. Quand le peuple de l’ancien Pakistan oriental (aujourd’hui Bangladesh) a pris les armes pour exiger le respect de ses droits démocratiques, le haut commandement de l’armée pakistanaise ne fit pas mystère du fait qu’il ne se souciait que de conserver le territoire qui était en train de lui échapper. Le général pakistanais Tikka Khan, qui, par la suite, fut surnommé « Le Boucher », annonça publiquement que l’armée pakistanaise n’était intéressée que par le fait de garder la main sur ces territoires et qu’elle était prête, pour cela, à combattre jusqu’au dernier Bengali. Tikka Khan « Le Boucher » et les généraux qui lui ont succédé ont tenu parole et ont tué autant de Bengalis et violé autant de Bengalies qu’ils le purent, avant que l’Inde, inondée par des vagues de réfugiés épouvantés, n’intervienne pour sauver ce qui pouvait encore l’être de ce malheureux peuple.
Réponse à l’appel d’André Malraux
Cette boucherie a finalement éveillé une âme en France, celle d’André Malraux. Malraux était un des principaux intellectuels européens qui, dans les années 1930, pendant la guerre civile espagnole, ont rassemblé, aidé à se former et, à vrai dire, commandé une brigade internationale d’intellectuels occidentaux et d’individus lambda pour défendre, par les armes, la démocratie. Eh bien, en 1971 encore, c’est André Malraux qui a compris le danger et lancé un nouvel appel dans le style de celui de la guerre d’Espagne. Un peu plus d’une centaine de jeunes Français et d’anciens officiers ont répondu à cet appel. L’un d’entre eux était un très jeune homme, Bernard-Henri Lévy. Toutefois, la Brigade internationale ne s’est jamais vraiment formée. Malraux était trop vieux pour mettre son idée en pratique et constituer la brigade. La Première ministre indienne Indira Gandhi ne savait que faire d’une telle initiative, même si elle était bien décidée à utiliser le nom et le renom de Malraux. Aussi a-t-elle implicitement mis son veto à la proposition. Mais l’idée de Malraux avait déjà fait son chemin dans l’esprit du jeune Bernard-Henri Lévy. Il brûlait de se rendre utile, et l’appel de Malraux n’avait fait que lui montrer la voie. À l’arrivée, il fut le seul à gagner le Pakistan de l’Est, aujourd’hui Bangladesh.
Bernard-Henri Lévy avait grandi sous l’influence des années révolutionnaires de 1960. À 18 ans, il avait été admis dans la prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris. L’ENS avait déjà produit bien d’autres grands intellectuels, tels que Jean-Paul Sartre, Louis Althusser, Jacques Derrida et Raymond Aron. Des noms qui ont formé et défini la pensée occidentale moderne. L’ENS fut aussi la source d’un important mouvement maoïste dans les années 1960-1970. Les maoïstes – « il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire dire, aujourd’hui encore, l’extraordinaire fascination que pouvaient exercer sur moi ces effrayants personnages[1] » – étaient dévorés par la passion de la politique, voulaient changer le monde, faire table rase, casser l’homme en deux et le changer en ce qu’il avait de plus profond… Ils étaient prêts à brûler leurs livres bourgeois et réactionnaires, du moins symboliquement. À l’ENS, Bernard-Henri Lévy tomba plus ou moins directement sous toutes ces influences : « Officiellement, face à moi-même et à mon miroir, j’étais un militant sérieux, matérialiste en diable et tout pétri de culture marxiste[2]. » Pourtant, il différait grandement de ses camarades. Il en était déjà à sa troisième année d’école quand il a répondu à l’appel d’André Malraux du 17 septembre 1971 pour rejoindre la Brigade internationale semblable à celle qu’avaient créée d’autres intellectuels européens dans les années 1930. Le 21 septembre il adresse à l’auteur de L’Espoir une lettre, par le biais de Paul Nothomb, pour demander audience. Presque aussitôt il reçoit, rue d’Ulm, un télégramme : « Candidature reçue et retenue ; prière de contacter sans délai secrétariat AM ; numéro de téléphone, etc. » Très vite Lévy est admis au château de Vilmorin à Verrières-le-Buisson ; il quittera la France quelques jours plus tard. Se rappelant cette époque, il dira : « Un révolutionnaire, un vrai, se doit d’aller au contact des choses mêmes ; il se doit d’aller là où l’Histoire avec un grand H se passe vraiment ; et il doit, donc, quitter l’Europe comme autrefois Paul Nizan. »
Il faut préciser que, si le jeune Bernard-Henri Lévy décide de partir pour le Bengale, c’est aussi qu’il s’y trouve un fort mouvement maoïste, le mouvement des « naxalites ». Il allait plus tard découvrir qu’il n’y avait pas grand-chose de commun entre les étudiants maoïstes à Paris et ces guérillas maoïstes dans la jungle du Bengale, malgré quelques similarités. Mais, fasciné par l’idée de partager un peu de fraternité avec ces naxalites, il commencera par occulter leur côté criminel et prendra cette rencontre comme une aubaine. Il écrit :
J’étais, à l’époque, comme tous les intellectuels de ma génération, obsédé par la question du communisme […] Je déployais, dans cette perspective […] des trésors d’ingéniosité dialectique – ou, d’ailleurs, antidialectique – pour essayer de comprendre et, à la fin des fins, de justifier l’injustifiable attitude des Chinois soutenant les bourreaux pakistanais et passant par pertes et profits d’une géopolitique illisible une révolte populaire que j’aurais rêvé de les voir appuyer[3].
Bernard-Henri Lévy au cœur de la lutte armée
Avec sa première épouse, Isabelle Doutreluigne, Bernard-Henri Lévy quitte Paris le 2 octobre 1971. Il n’attend pas le départ du convoi prévu pour les premiers jours de novembre de cette année-là (« je décidai de réagir – et de m’en aller, sans délai ni réserve, à la rencontre de l’Histoire réelle[4] ») ; ne tenant plus il part sans tarder, après que Sophie de Vilmorin (à la demande de Malraux) lui ait fournit les coordonnées d’un contact à Delhi. Lévy amorce ce voyage comme représentant du journal Combat grâce à l’accréditation délivrée par son directeur Philippe Tesson, pour mener le premier grand combat de sa vie. Sa première halte est Islamabad où il interviewe Zulfikar Ali Bhutto, qui, comme Mujibur Rahman au Pakistan oriental, prétend au pouvoir, mais se l’est vu refuser par le régime militaire. Après une brève halte, Lévy se dirige vers New Delhi. De New Delhi, il va directement au Bengale oriental, laissant Isabelle Doutreluigne à Kolkata. Pendant les mois qui suivent, il ne cesse de faire des allers et retours entre les deux Bengale, celui de l’Inde et celui de l’Est, livré à la guerre. Bernard-Henri Lévy écrit :
C’était une guerre. Une vraie guerre. Avec des chars justement, des armes, des assauts. Avec des soldats qui se battaient, des stratégies qui se déployaient. Avec, partout, d’un bout à l’autre du pays, le fracas des obus le jour, l’éclat des balles traçantes la nuit et le mugissement des sirènes, dès l’aube, qui couvrait la voix des muezzins. C’était une guerre de positions à Jessore, où l’armée pakistanaise se replia quasiment sans coup férir — et c’était une guerre d’attaque un peu plus bas, dans un village dont le nom m’échappe et où des unités d’élite indiennes donnèrent l’assaut final à l’arme blanche, dans un corps à corps épouvantable. C’était une guerre propre à tel endroit, où l’on voyait les officiers ennemis négocier le cessez-le-feu autour d’une tasse de thé, à l’ombre d’un cocotier — et c’était une guerre sale, hideuse, dans tel autre où l’on trouvait, disait-on, à demi dévorés par les chiens et les vautours, les corps mutilés de ceux qui n’avaient pas pu s’enfuir à temps. Bref, c’était une guerre totale[5].
Au Bengale oriental, il suit une unité de Mukti Bahini dirigée par le jeune Akim Mukherjee, qui a notamment participé, alors, à la chute de Satkhira dans le district de Khulna, situé au sud-ouest de la nouvelle nation.
En décembre, il est à Jessore juste avant que les troupes indiennes n’entrent en guerre et ne se dirigent vers la victoire finale. Le 4 décembre, selon les archives militaires, il se retrouve au milieu de la bataille de Besantar où les Mukti Bahini, avec l’aide du contingent indien, repoussent les troupes pakistanaises.
Le reporter et le maoïste, en Bernard-Henri Lévy, restent aux aguets pendant les combats. Il part à la recherche de Mohammad Toha, l’un des leaders des naxalites. Après une quête de huit jours autour de la ville de Chittagong, il réussit à l’interviewer au plus fort de la lutte armée. C’est là qu’il attrape une malaria dont il ne s’est jamais tout à fait débarrassé. Politiquement, c’est l’erreur qui conduira, plus tard, à son expulsion du pays.
Mais, pour l’heure, nous sommes encore le 5 décembre 1971 ; le journaliste l’emporte en Bernard-Henri Lévy ; et il convainc les commandants du général Aurora de l’incorporer dans une unité de l’armée en train d’avancer vers Dacca. Il traverse le pays avec l’armée indienne d’ouest en est et il entre dans Dacca avec l’une des premières unités de l’armée indienne. Là, il retrouve l’unité Mukti Bahini d’Akim Mukherjee et participe à la libération de R.A. Bazaar, où l’armée pakistanaise avait installé quelques-unes de ses pires chambres de torture.
De ce premier contact avec « la barbarie à visage humain », il reste en tête des images, un choc, une peur, toutes ces choses qui ont conduits aux engagements à venir, aux combats qui mobilisèrent Lévy au long de son existence :
La peur… L’horreur… La terreur de ce que cette guerre libérait en chacun de sauvagerie… La panique — ma panique — face à ces tableaux de malheur que je n’avais jamais, au grand jamais, soupçonnés… Il y avait les villages vides, où ne restaient plus, quand nous arrivions, que d’improbables mendiants en quête d’un dernier butin… Il y avait ces corps morts, mutilés, ou brûlés dans leurs jeeps, qui pourrissaient tranquillement au fond d’un chemin creux… Il y a eu cet étudiant fragile et gai, que j’ai connu si fier, avec sa grosse cartouchière passée sur son T-shirt, le jour où il a intégré la compagnie d’Akim — et dont j’ai appris plus tard, longtemps après la guerre, qu’il avait préféré se suicider plutôt que de participer à un assaut particulièrement dangereux… Il y a eu, plus tard aussi, alors que la guerre était déjà finie, ces deux « collaborateurs » enchaînés, aux mains péniblement jointes en un geste de supplication ultime, et dont j’ai préféré ne pas savoir à quel sort on les promettait… Il y a eu — il y a — des images atroces, insoutenables, que j’ai bien du mal, aujourd’hui, à regarder en face, même si elles se trouvent gravées, pourtant, au fond de ma mémoire. […] Je crois que c’est là par exemple, face à ces spectacles abominables, que j’ai touché pour la première fois du doigt le fond de crime et de cruauté qui constitue, selon moi, le plus sombre secret de l’espèce. Là aussi, dans le joli champ de colza où je suis tombé, un jour, sur un gigantesque abattoir d’hommes, que j’ai compris ce qu’était un charnier, quelle odeur ça dégageait, et comment ces grands tas de squelettes, de viande humaine décomposée restaient l’incontournable horizon des guerres contemporaines. Là toujours, mais dans les villes cette fois, les nuits de couvre-feu sans lune, quand l’humanité bengalaise entrait en convulsion, qu’elle n’était plus, elle non plus, qu’un tas de viande agglutinée et qu’on n’entendait plus dans les rues, outre le bruit des klaxons, que le choc des masses d’hommes jetés l’un contre l’autre, leur piétinement sourd de troupeau de bêtes en folie ou le hurlement des enfants qu’on retrouverait, au petit matin, écrasés sur le pavé[6].
Bernard-Henri Lévy au ministère de l’Économie et du Budget
Après avoir joué un rôle dans la libération du Bengale oriental, qui devient alors le Bangladesh, Bernard-Henri Lévy s’installe à Dacca. Et c’est le début de la seconde phase de ce moment de la vie du philosophe. À Dacca, il rencontre Sheikh Mujibur Rahman, qui est impressionné par ce jeune homme, issu de l’École normale supérieure, qui a participé à la guerre d’indépendance de sa nation. C’est l’époque de la guerre froide et le monde réserve plutôt sa sympathie au Pakistan et à son armée, occultant ses crimes. Sheikh Mujibur Rahman comprend que ce tout jeune homme est prêt à se mettre au service de son pays. Il lui offre une place au ministère de l’Économie et du Budget que Lévy accepte immédiatement. Il y travaille jusqu’à la mi-juin 1972. Après l’indépendance du Bangladesh, Lévy veut prendre part à la construction de cette jeune nation.
À Dacca, Bernard-Henri Lévy partage la maison d’une famille musulmane avec cinq enfants, deux filles et trois garçons. Il en devient le sixième. Le quartier de Gulshan, comme beaucoup de quartiers de Dacca à l’époque, était inondé, avec des rivières qui débordaient à la moindre pluie. Il passe le plus clair de son temps au bureau, à travailler tel un employé bangladeshi modèle bien plus que comme un consultant étranger. Il a de fréquents contacts avec Mujibur Rahman. Pendant ces rencontres, il suggère à Mujibur Rahman d’appeler les dizaines de milliers de jeunes – et moins jeunes – femmes violées et engrossées par les soldats de l’armée pakistanaise et leurs collaborateurs islamistes de al-Shams et al-Badr (la branche armée du Jamaat-el-Islami) « Birangona » ou « héroïnes nationales ». Dans les sociétés telles que le Bangladesh, les femmes violées vivent un enfer. Leurs familles les rejettent puisqu’elles vivent avec les stigmates du viol. Ces femmes ne sont rien de plus que des mortes qui vivent.
Effectuant sa tâche au Bangladesh, Bernard-Henri Lévy, selon certains témoignages, a également tenté de convaincre le ministre de l’Intérieur A. H.M. Qamaruzzaman de livrer à la justice les collaborateurs de l’armée pakistanaise au sein d’al-Shams et al-Badr.
Malheureusement, le nouveau gouvernement ignora cette proposition. La politique avait pris le pas sur la justice. BHL a également tenté de convaincre Mujibur Rahman de faire un bilan des morts et des destructions de la guerre et de construire un monument aux morts en l’honneur des fils de la jeune nation tombés pour elle. Hélas, chercher la reconnaissance internationale et sauvegarder l’indépendance de la jeune nation occupait tout le temps de Rahman en ce début des années d’indépendance, avant qu’il ne soit assassiné par sa propre armée. Le projet restera donc en souffrance.
Au début de juin 1972, Bernard-Henri Lévy voit la chance tourner. Le ministre de l’Intérieur A. H. M. Qamaruzzaman reçoit une dénonciation anonyme le présentant comme pro-Chinois. En Asie du Sud, cela a toujours signifié pro-Pakistan. Bernard-Henri Lévy avait commis deux péchés majeurs : il avait visité le Cachemire et interviewé le naxalite Mohammad Toha, qui était contre l’indépendance du Bangladesh. C’était suffisant pour que le ministre de l’Intérieur A. H. M. Qamaruzzaman lui donne 48 heures pour quitter le pays. Toute la part qu’il a prise à l’indépendance du Bangladesh, fût-elle symbolique, est oubliée. Et ainsi prend fin le premier combat de Bernard-Henri Lévy, qui en mènera tant d’autres durant les décennies suivantes. Mais la plupart des initiatives prises par Lévy au Bengale dans ces années 1971-1972 survivent encore aujourd’hui, puisque le Bangladesh apparaît comme étant l’un des rares pays musulmans où les forces de la démocratie combattent avec succès celles des ténèbres. Le Bangladesh est, à ce titre, porteur d’espoir.
Les Indes rouges
En plus de participer pour la première fois de sa vie à un conflit armé, Bernard-Henri Lévy était reporter pour Combat, le quotidien historique d’Albert Camus. En même temps, il était censé écrire sa thèse universitaire, sous la supervision de l’économiste Charles Bettelheim. Bernard-Henri Lévy ne l’a jamais terminée. Mais il a tiré de cette « assez longue saison de [son] existence[7] » son premier livre, « qui d’une certaine façon, a changé [sa] vie[8] », Les Indes rouges, un témoignage sur la lutte du peuple du Bangladesh.
Lévy écrit à propos du voyage qui engendra ce texte, alors qu’il quitte « cette véritable Suisse de l’Esprit qu’était devenue la France » : « il y a au principe même de ce départ, dans ce projet de fuir, là-bas fuir, s’en aller chercher ailleurs, dans un coin perdu d’Asie, un peu de cette Histoire majuscule, éteinte en nos contrées[9] ». Le vent nouveau, et inattendu, qui le porte alors au Bangladesh est imprégné de littérature :
Je ne lisais — nous ne lisions — guère Sartre en ce temps-là. Mais j’avais lu Byron, en revanche. J’avais lu D’Annunzio. J’avais lu Les Sept Piliers de la sagesse ou les Mémoires de Victor Serge. Je me souvenais du grand Malraux — celui de La Condition humaine, de L’Espoir, de la guerre d’Espagne. Bref, je vivais dans l’ombre, pour ne pas dire sous la tutelle de ces écrivains mercenaires qui, de Missolonghi aux Brigades en passant par le Palais d’Hiver ou les déserts d’Arabie, avaient eu pour point commun de s’être battus dans des pays, sous des couleurs ou pour des causes qui n’avaient, en bonne logique, aucune raison d’être les leurs. Et il est clair, par conséquent, que ce sont ces exemples, ces illogismes grandioses et fous, que j’avais d’abord en tête quand, à mon tour, après avoir entendu Malraux lancer à la radio son appel à la constitution d’une « brigade internationale pour le Bengale », je pris, un matin d’octobre, le chemin de mes « Indes rouges[10] ».
Néanmoins, Les Indes rouges n’est pas, pourrait-on dire, un livre d’écrivain, un livre littéraire, il ne délivre pour ainsi dire aucune « impression ». La nature de ce texte restera d’ailleurs, à sa relecture, un mystère pour son auteur. Cela tient à sa forme, son ton, son style. Il livre est composé de « trois cents pages d’analyse politique serrées, sévères même et qui […] pourraient sembler parfois revêches[11]. » Il explique cette austérité par « l’esprit de l’époque […] avec son théoricisme frénétique, son culte du concept, sa religion des structures, des socles épistémiques et autres procès sans sujet[12] » peu propices aux développement subjectifs et sensibles. Mais Les Indes rouges portent, malgré tout, des éléments généalogiques de la pensée de Bernard-Henri Lévy, et à sa lecture « on saura peut-être un peu mieux, ainsi, pourquoi elle ne cédera jamais [cette pensée] ni sur l’amour de la liberté ni sur la haine du despotisme[13]. » De ce voyage il tira des leçons :
Ce que m’a appris le Bangladesh, en d’autres termes, c’est un peu du dessous des choses. Un peu de leur visage caché. Un peu de ce fond de carnage, de boucherie originaire sur quoi s’édifie l’illusion des communautés. Et il n’est pas impossible, en ce sens, que ces quelques semaines de guerre, puis ces quelques mois de séjour, aient été l’origine vécue, l’intuition première au moins, de toute cette série de livres qui, de La Barbarie à visage humain au Diable en tête inclus, ne feront rien d’autre, après tout, que de tenter d’isoler à leur tour — et de traiter — cet identique foyer de nuit[14].
2020 : le temps du reportage
En 2020, Bernard-Henri Lévy est retourné, pour la deuxième fois de sa vie, dans les pas de sa jeunesse sur cette terre première que fut, pour lui, le Bangladesh, berceau de son œuvre dont « l’aventure constitue […] le fond sonore de tous [ses] livres[15] ». Après Combat, c’est avec Paris-Match qu’il part, alors qu’il constitue pour le magazine, après le Nigéria et le Kurdistan, le Donbass et la Somalie, une série de reportages qu’il rassemblera dans un livre, Sur la route des hommes sans nom, et qu’il mettra en images dans un film, Une autre idée du monde.
Ainsi, il écrit « Les damnés du Bangladesh ». À l’issue de ce voyage il tire une conclusion : dans le chaos miséreux de ce pays, cette nation-léproserie, est née la grande lutte des temps modernes – qui le mobilisa toute sa vie –, celle des deux Islam, l’obscur (celui du Jamaat, parti islamiste et base arrière de Daech, interdit par le gouvernement) et le lumineux : il y a « d’un côté le “pays des purs” dont le fondamentalisme islamiste était l’ADN. De l’autre une société à majorité musulmane, mais multiconfessionnelle et respectueuse de ses minorités[16]. »
Là-bas, l’écrivain, les larmes aux yeux, est accueilli en fanfare. Aux yeux de la population, au milieu des amis de ce combat ancien, il est un vétéran. Immédiatement les souvenirs refont surface. Sous certains aspects, le pays demeure inchangé :
C’est le même ciel pâle. Le même parfum aigre, mêlé aux relents de l’huile de coco cuite. Et, sitôt sorti du bazar, sur les deux bords de la route mal carrossée que se dispute une cohue de pousse-pousse, de charrettes pleines de fagots et de bus, bondés jusqu’au toit, dont on craint, à chaque virage, qu’ils ne se renversent, la même morne plaine où croupit l’eau des rizières. Bangladesh de mes 20 ans[17].
Les années de la vingtaine en mémoire, il part donc à la recherche de son camarade Akim Mukherjee. Son fils lui apprendra que ce dernier est décédé, dans la chambre d’une maison que les deux hommes avaient partagée, et qui est demeurée, au propre, immobile :
Ce qui n’a visiblement pas bougé, c’est ceci : posés contre le mur, à même le sol, près d’un petit autel chargé de fioles à encens, bougies, assiettes de victuailles, images pieuses multicolores, grelots sacrés, deux portraits délavés, noir et blanc, de Marx et de Lénine révérés à l’égal de Shiva et Vishnou[18].
Bernard-Henri Lévy poursuivra son voyage à la rencontre des Birangona, puis de Sheikh Hasina, la fille de Mujibur Rahman, qui est la Première ministre du pays depuis plus de dix ans.
À Golora l’écrivain ne manquera pas de se recueillir devant un modeste mausolée « où reposent les restes d’un nombre indéterminé de civils exécutés dans les dernières heures de la guerre[19]. » Il évoque, à cette occasion, le génocide du Bangladesh : « nul ne sait combien de morts, au juste, a fait ce génocide. Que ce soit un génocide, c’est établi. L’intention, selon les chercheurs, était là. Et tous les différents critères qui caractérisent la chose. Mais s’il a fait, ce génocide, un million de victimes, deux, trois, peut-être quatre, aucun n’est capable de l’affirmer[20]. »
Puis il se rendra à Kutupalong, dans un camp de réfugiés où sont parqués un million de Rohingiyas qui fuient la Birmanie.
Là-bas, au Bangladesh, le spectacle de la misère sert la gorge de Bernard-Henri Lévy. Il y a les usines de textile qui exploitent les enfants, les décharges de Bashantek, le quartier de Hazaribagh « où 200 000 personnes boivent, pêchent et pataugent sur les berges d’un marécage de détritus et de produits toxiques[21] », et puis le bidonville sur pilotis de Rupnagar :
Le cloaque d’eau noire, pestilentielle, […] au milieu des déchets, des égouts crevés, des cadavres de rats et des tisons de bambou en train de pourrir, un homme aux yeux d’ascète, vêtu d’un simple pagne et coiffé d’une charlotte, qui semble faire ses ablutions – mais non, il plonge dans l’eau lourde et la vase pour récupérer des bouts de tôle qu’il ira vendre, quelques takas, au marché aux puces de Kawran Bazar[22]…
Face au décor terrible, et bien réel, de cette misère, Bernard-Henri Lévy tire une autre conclusion, et tire la sonnette d’alarme : « s’il y a bien un endroit au monde où menace la catastrophe climatique, c’est ici[23]. » Dans le golfe du Bengale, les glaciers fondus de l’Himalaya se déversent à toute vitesse. Un archipel en face de Cox’s Bazar a disparu depuis le voyage de Lévy en 1971, les rizières ont été inondées, les pêcheurs de la route de Chittagong sont contraints de déplacer leurs maisons à cause de la montée des eaux.
Bref, en 2021, cinquante plus tard, le Bangladesh « est en première ligne de la bataille planétaire contre l’islamisme, la pauvreté, le chaos migratoire et les cataclysmes écologiques[24] ».
Note de bas de page (n° 1)
Bernard-Henri Lévy, Préface des Indes rouges, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1985, p. 8.
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Bernard-Henri Lévy, Préface des Indes rouges, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1985, p. 8.
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Ibid., p. 6.
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Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII : Qui a peur du XXIe siècle ?, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2017, p. 738.
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Bernard-Henri Lévy, Préface des Indes rouges, op. cit., p. 11.
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Ibid., p. 11-12.
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Ibid., p. 14-15.
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Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII : Qui a peur du XXIe siècle ?, op. cit., p. 723.
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Idem.
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Bernard-Henri Lévy, Préface des Indes rouges, op. cit., p. 5.
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Ibid., p. 6.
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Ibid., p. 16.
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Idem.
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Ibid., p. 21.
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Ibid., p. 15.
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Idem.
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Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, Paris, Grasset, 2021, p. 214.
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Ibid., p. 207.
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Ibid., p. 208.
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Ibid., p. 212.
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Idem.
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Ibid., p. 216.
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Idem.
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Ibid., p. 217.
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Ibid., p. 218.
Note de bas de page (n° 2)
Ibid., p. 6.
Note de bas de page (n° 3)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII : Qui a peur du XXIe siècle ?, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2017, p. 738.
Note de bas de page (n° 4)
Bernard-Henri Lévy, Préface des Indes rouges, op. cit., p. 11.
Note de bas de page (n° 5)
Ibid., p. 11-12.
Note de bas de page (n° 6)
Ibid., p. 14-15.
Note de bas de page (n° 7)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII : Qui a peur du XXIe siècle ?, op. cit., p. 723.
Note de bas de page (n° 8)
Idem.
Note de bas de page (n° 9)
Bernard-Henri Lévy, Préface des Indes rouges, op. cit., p. 5.
Note de bas de page (n° 10)
Ibid., p. 6.
Note de bas de page (n° 11)
Ibid., p. 16.
Note de bas de page (n° 12)
Idem.
Note de bas de page (n° 13)
Ibid., p. 21.
Note de bas de page (n° 14)
Ibid., p. 15.
Note de bas de page (n° 15)
Idem.
Note de bas de page (n° 16)
Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, Paris, Grasset, 2021, p. 214.
Note de bas de page (n° 17)
Ibid., p. 207.
Note de bas de page (n° 18)
Ibid., p. 208.
Note de bas de page (n° 19)
Ibid., p. 212.
Note de bas de page (n° 20)
Idem.
Note de bas de page (n° 21)
Ibid., p. 216.
Note de bas de page (n° 22)
Idem.
Note de bas de page (n° 23)
Ibid., p. 217.
Note de bas de page (n° 24)
Ibid., p. 218.
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