Le film de Lelouch n’est pas mauvais, il est long. Et on se dit, quand on en sort : Pourquoi ne fait-on pas, au cinéma, comme en littérature ? il y a des livres de trois cents pages, mais il y en a de cinq cents ou de quatre-vingts ; alors que tous les films, ou presque, se fixent sur le module des sacrosaintes quatre-vingt-dix minutes ; il y a des films, disait Godard, qui font vraiment quatre-vingt-dix minutes, mais il y en a qui en font trente, ou quinze, ou à peine dix. Les cinéastes (et Lelouch, incontestablement, en est un) devraient pouvoir se permettre de faire des films de dix minutes.

Revu le film de Lanzmann sur France 2 qui me paraît, lui, presque trop court – preuve qu’il n’y a pas de loi ni d’unité de mesure en la matière. Ce qui saute aux yeux, quand on le revoit dix ans après, c’est que la question, ou la réflexion, n’ont, entre temps, pas beaucoup bougé. Non qu’il ne se soit rien passé. Ni que l’époque ne nous ait fourni – la semaine dernière encore, la pitoyable affaire du national-communisme à la française – son contingent de révisionnistes, négationnistes, etc. Mais le film, lui, est là. Il a conservé tout son pouvoir. A commencer par celui, aveuglant, de rester la meilleure, voire la seule, réponse à ce type de délires. Il y a des œuvres comme cela. Non pas « sacrées », mais achevées. Pas exactement « définitives », mais irrésistibles. Des œuvres qui occupent le terrain, ou le saturent, ou l’épuisent. Des œuvres qui sont comme certaines théories scientifiques – une sorte de champ magnétique attirant, irrésistiblement donc, toute velléité de glose ou de commentaire et précipitant, à l’inverse, dans un trou noir toute parole qui éviterait la leur. Il y a un avant, et un après Shoah. Il y a, non un dogme, mais une ligne Shoah. Et c’est cela que sent le public quand il permet au film de pulvériser tous les records d’audience du prime time.

Spoleto. Festival des deux mondes. Monté, après ma conférence, en haut de la vieille ville, près du Dôme, dans le Palazzo renaissant du « Maestro Menutti » où nous attend une troupe d’écrivains, acteurs de théâtre, musiciens qui ne parleront, comme de juste, que de la nouvelle « révolution italienne » et de ses « Ligues ». Fascistes ou pas fascistes, ces ligues qui viennent de prendre le pouvoir à Milan ? L’avis général : plutôt fascistes ; ou, en tout cas, populistes, anti-intellectualistes, xénophobes. L’actrice Mariangela Melato (qui triomphe, depuis la veille au soir, dans Un tramway nommé désir) dit que l’atmosphère des villes du Nord devient parfois irrespirable. Vincenzo Consolo (l’écrivain) explique qu’il a décidé, lui, de quitter Milan et de s’exiler, sans doute à Paris. Un autre encore (qui se situe, précise-t-il, au « centre droit ») se demande si, sur Andreotti, la Démocratie chrétienne, le compromis historique et le reste, ce n’est pas l’extrême-gauche des années 70 qui, au fond, avait raison…

Ouverture du musée Matisse, à Nice, sur la colline de Cimiez, près de l’hôtel Regina où il séjourna à la fin de sa vie. On a envie de dire : « enfin ! ». Mais on est tenté surtout, sans bouder pour autant son plaisir, de se demander : « Pourquoi si tard ? pourquoi maintenant ? il y avait un musée Picasso – pourquoi avoir tant attendu pour avoir, aujourd’hui, un musée Matisse ? ». Me revient l’histoire que racontait la veuve de Chagall. Matisse entreprend sa chapelle de Vence. Picasso, furieux, peut-être jaloux, s’écrie que peindre une chapelle n’a pas de sens. Matisse demande pourquoi. Picasso réfléchit, bredouille, s’emporte et, à bout d’arguments, finit par lancer que la seule chose intéressante, à Vence, eût été de peindre le marché. Un marché ou une chapelle… Le marché ou le sacré… Tout est là, finalement… Tout le débat Picasso-Matisse… Et toute la question – allez savoir ! – de la peinture contemporaine et de ses impasses…

François Mitterrand chez Lipp. Les états généraux du PS viennent de s’achever. Paris ne bruit, apparemment, que de la victoire des rocardiens. Et il est là, entouré de quelques amis, à cette table d’angle qui était la sienne du temps de la IVe République, puis du Parti socialiste conquérant – il est souriant, détendu, il porte une drôle de chemise, boutonnée très haut, sans cravate, qui lui donne un air très « Roche de Solutré », et il semble ne s’intéresser, ce soir-là, qu’à la littérature, à ses rapports avec la peinture, au goût qu’ont les écrivains de préfacer leurs peintres préférés, à Baudelaire qui en a fait des chefs-d’œuvre, à d’autres qui n’ont pas eu le même art, à l’amour, aux femmes, à la question de savoir s’il faut ou non écrire aux femmes qu’on aime. Le président joue-t-il ? Affecte-t-il ce détachement ? Son regard parle pour lui. Un regard, non pas lassé, mais vif, incroyablement jeune et gourmand – le regard d’un homme que passionnent les choses de la vie mais qu’indiffèrent les mésaventures, ou le destin, de M. Rocard. Moment de grâce. Mais fin d’une époque.


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