Une « affaire » Kusturica ? Mais oui. Je maintiens le terme. Non pas à propos du film que je n’ai, je le répète, pas vu. Mais à cause de l’homme, du personnage public et des déclarations politiques qu’il multiplie depuis trois ans – entre autres, et pour s’en tenir au plus récent, l’interview parue dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma et à laquelle les lecteurs sceptiques peuvent aisément se référer : le cinéaste y fait l’éloge de Milosevic ; il nie le projet grand-serbe ; il reprend les termes mêmes de la propagande national-communiste la plus éculée pour fustiger le « passé » nazi de la Croatie et de la Bosnie; le tout au moment même où il achève de tourner, à Belgrade, le film qui va recueillir la Palme. Que l’on couronne un tel film n’a, j’y insiste, rien, en soi, de scandaleux. Et l’histoire de la littérature est pleine d’écrivains antisémites, fascistes, staliniens qui n’en étaient pas moins, aussi, de grands artistes. La seule question est de savoir : 1) si le jury de Cannes, Nadine Gordimer et Jeanne Moreau en tête, savait qu’en couronnant cet homme il se trouvait dans la situation d’un jury qui, en 1938, aurait couronné, mettons, Céline ; 2) si Kusturica est réellement, au cinéma, ce que Céline était à la littérature – c’est-à-dire un immense artiste dont une sorte de grâce conjurait, dans les œuvres majeures, le poids des « opinions ». Réponse en septembre – quand il sera possible, enfin, déjuger sur pièces.

Turin. Sarajevo est loin, soudain. Et une seule question, ici, paraît intéresser la presse : Silvio Berlusconi gardera-t-il, ou non, son empire ? sa Fininvest étouffera-t-elle, ou pas, ce qui reste de la télévision publique en Italie ? l’industrie des loisirs, son abrutissement programmé, ses jeux, ses fictions imbéciles, auront-ils raison, à la fin, du pari sur l’intelligence ? Réponse, cette fois, dès dimanche, par voie de référendum – au moment même où se tiendra, à Paris, à l’initiative de France-Télévision et de son Président, Jean-Pierre Elkabbach, un « sommet de l’audiovisuel public ». La guerre des images. La guerre tout court. Et si c’était, au fond, le même combat ? J’attends. Mais j’y reviendrai.

Le meilleur connaisseur, à Paris, de ce « désastre italien » (qui pourrait encore, soit dit en passant, devenir un désastre européen, et donc français) s’appelle Daniel Toscan du Plantier. Il publie, ces jours-ci, un livre, L’Émotion culturelle (Flammarion) qui va très au-delà de ces questions. Mais ne serait-ce qu’à cause de ce qu’il y raconte des rapports du cinéma et de la télévision, ou de la télé privée et de la télé publique, ne serait-ce que pour le portrait de Rosselini, ou pour les pages consacrées à l’aventure d’Arte, il faudrait, toutes affaires cessantes, le lire. Tout Toscan est là. Sa fougue. Sa passion. Son adoration pour les artistes. L’autoportrait d’un homme qui s’est longtemps pris pour un prince florentin du XVIe siècle finançant ses cinéastes comme un Médicis ses peintres. Mais aussi, oui, une vision du septième art en art jeune, tout juste naissant, fragile donc, et auquel ne manque, peut-être, que le dessein politique dont ce petit livre – à bon entendeur salut – offre l’esquisse.

Il y a un problème avec Turin disait, je crois, Stendhal. C’est qu’on y arrive toujours trop tôt – impatient de « descendre » vers Naples, Rome ou Florence et d’en découvrir les célèbres merveilles ; ou trop tard – on remonte déjà vers Paris, on est à la fin du pèlerinage et on a l’œil si saturé de beauté que la curiosité s’est émoussée. Eh bien, pour une fois, je suis venu à Turin. J’y reste un peu. Et je prends le temps de jouir de sa beauté un peu théâtrale – son impeccable géométrie, ses arcades presque trop sévères, son côté capitale déchue qui en rajouterait dans la froideur et la pompe. Comme à Genève, le charme des villes en disgrâce.

Le contraire de Turin ? Lisbonne. Ses rues étroites comme des couloirs. Ses grottes. Ses recoins ingénieux. Ses maisons qui tournent le dos à la mer. Ce funiculaire en panne qui m’oblige à monter à pied jusqu’aux limites du Bairro Alto. Ses escaliers tourmentés et comme agrippés à la colline. Ses empierrements savants, aux couleurs délavées. Ses façades. Ses trompe-l’œil. Ce dédale, en un mot, où, bizarrement, on ne se perd pas… C’est à Lisbonne que Larbaud se rappelle que le labyrinthe est, chez les Grecs, le lieu où, par définition, il est impossible de s’égarer. C’est à Lisbonne que j’aurais aimé voir le film de Wenders – ce dédale d’images où l’on retrouve, du même pas, l’amour du cinéma et de l’Europe.

Il y a l’affaire Kusturica. Mais il y a aussi, peut-être plus grave, le scandale des artistes bosniaques censurés à la prochaine Biennale de Venise. L’histoire est simple. Le commissaire général, Jean Clair, prévoit une exposition d’artistes ex-yougoslaves. Il pressent, pour cela, une philosophe, spécialiste de l’image, Marie-Josée Mondzain. Celle-ci sélectionne quatorze artistes, notamment bosniaques, qui témoigneront à leur façon de l’esprit de Sarajevo. L’Ambassade de Serbie proteste. Le commissaire général se couche. Et cet homme, par ailleurs directeur du musée Picasso, consent à ce que ne soient montrées, dans le pavillon dit yougoslave, que les œuvres d’artistes officiels serbes. Le même Jean Clair, en 1936, au moment de l’Exposition universelle de Paris, aurait-il décroché Guernica pour n’exposer qu’Amo Breker ?


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