Los Angeles. Les gens un peu surpris que je sois venu jusqu’ici et que je passe mes journées, enfermé dans ma chambre d’hôtel, à travailler. C’est pourtant simple. Morand disait qu’il avait besoin, pour écrire, de mettre de la distance, c’est-à-dire de l’espace, entre lui et Paris. Aujourd’hui, l’espace c’est le temps et je ne travaille, moi, jamais mieux qu’en mettant le maximum de temps – c’est-à-dire, concrètement, de décalage horaire – entre l’affairement parisien et moi. Ici, l’écart est de neuf heures. Et c’est assez pour que, passé les premières heures de la matinée – qui sont, à Paris, les dernières de l’après-midi et où, donc, mes amis, mes proches, mon bureau, etc., me téléphonent encore – le contact soit rompu et la sérénité retrouvée : délicieux sentiment, à mesure que la journée avance, d’une vie qui, là-bas, s’épuise puis s’éteint – et, en tout cas, m’oublie.

Dévoré dans l’avion – ultime bonheur de l’affairement ? – la Fin d’une époque de Giesbert. J’y ai trouvé, entre autres savoureuses anecdotes, la conversation historique de Kohl et Gorbatchev, à la veille de la réunification allemande. Il fait nuit. Ils sont fatigués. Ils sortent d’un bon dîner et ont eu une journée chargée. Helmut a entraîné Mikhaïl dans le parc de la Chancellerie, pour une promenade de santé. Ils avisent un muret. S’y asseyent. Ils sont comme deux collégiens, balançant les jambes dans le vide, en train de parler de tout et de rien. Et c’est là, dans ce jardin, que, comme de vieux copains finissant une soirée, ils évoquent le sort de l’Allemagne, donc le futur de l’Europe – et, pour la première fois, s’accordent sur ce qui sera l’événement majeur de la fin du XXe siècle. Talentueux Giesbert. Cet art de la scène. Cette science du trait et du portrait. Et aussi, parfois, cette méchanceté dont je parlais l’autre semaine à propos de Mauriac et qui donne au livre ses meilleurs accents – les pages, désopilantes, sur les rapports Mitterrand-Rocard, ou la douce folie de Giscard, ou la vanité d’un Raymond Barre qui persiste à se prendre pour de Gaulle alors qu’il n’a même pas le destin de Mendès…

Dans une « party » où je ne m’attarde guère, James G., milliardaire franco-britannique. Je l’observe quelques instants et vois qu’il a trouvé un nouveau truc quand il est dans une pièce et qu’un groupe se forme autour de lui. Il ne parle pas. Il rit. Il ne cesse littéralement de rire. Un rire figé, un peu mécanique, qui semble se nourrir de lui-même autant que de ce qui se dit – un sourire de bouddha qui aurait tourné au rire et, mystérieusement, n’en reviendrait pas. Vu de loin, cela fait bizarre. Mais je perçois, aussitôt, les avantages de l’attitude. Primo : éviter, avec courtoisie, d’avoir à répondre à ce qu’on lui raconte – version rieuse de Buñuel qui feignait, lui, d’être sourd. Secundo : « Je suis le roi ; oui, une sorte de roi Jimmy ; je suis comme ces Présidents, debout dans leur Chevrolet, qui agitent doucement la main – moi je ris ». Tertio : « Comme ces gens se donnent de mal ! comme ils s’emploient à m’amuser ! eh bien oui je m’amuse et, pour les remercier, je ris ».

Reçu, de Paris, les articles de Vargas Llosa et Régis Debray sur le GATT. Idéologiquement, je me sens proche du premier et de sa belle colère contre un antiaméricanisme qui ne sera jamais, lui non plus, qu’un socialisme pour imbéciles. Mais, pratiquement, je sais que c’est l’autre qui a raison et que notre cinéma mourra s’il n’est pas, en effet, protégé. Inextricable débat qui, d’ici, paraît plus cruel encore : dans le flot ininterrompu d’images que débite l’euphorie US, dans le déluge de signes jaillis de son industrie et que je vois bouillonner sur mon écran TV avant qu’ils n’aillent investir le monde, nourrir ses rêves, modeler ses imaginaires et construire ses fables modernes – combien surnage-t-il de noms (acteurs, auteurs, artistes en tous genres, héros) qui nous rappellent que l’Amérique, aussi, est fille d’Europe ?

La nouvelle du départ d’Hervé Bourges, c’est ici que je l’apprends, dans un journal de Los Angeles qui lui consacre une colonne. Comme cette affaire est étrange, quand on la voit de loin ! Ce que l’on reprochait au président de France-Télévision ce n’était pas sa gestion : elle fut excellente. Ni son incompétence : il est partout considéré comme l’un des grands professionnels du genre. Ce ne sont même pas ses opinions : voilà longtemps qu’il était, comme nombre d’entre nous, « de gauche » par habitude, fidélité et faute de mieux. Non. Ce qui l’a perdu ce sont des engagements anciens, vieux de trente ans, mais qui le suivent comme son ombre et pèsent sur lui comme un destin. Inertie des images. Paresse des premières images. On croit que cela va vite, qu’un cliché va chasser l’autre et que tout finit par s’effacer. Pas du tout. Debray encore : il était déjà quasi gaulliste qu’on le croyait, toujours, guévariste. Bourges : il aurait beau s’époumoner à crier qu’il a changé, que le temps a passé – pour un grognard du RPR il est, à jamais, l’ami des « fellaghas » et de Ben Bella. La fatalité ce n’est plus, comme croyait Kant, le caractère – c’est l’image.


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