Assassinat de Bousquet. Même histoire, mais en plus fort, que celle de l’Human bomb de la Maternelle de Neuilly. Car enfin : que ce coupable entre les coupables, ce criminel contre l’humanité, ce complice d’une Shoah dont nous savons qu’elle atteignit le sommet de l’horreur, que ce monstre donc, ce prototype du fascisme français ou, même, du fascisme tout court, ait pu finir ainsi, sous les balles d’un homme qui ne rêvait que de passer à la télé, quel aveu ! quel symptôme ! et comme il en dit long, ce symptôme, sur le climat de cette fin de siècle ! Religion du spectacle… Culte de l’apparition… Mon âme contre un flash télévisé… Ma vie pour un instant d’épiphanie… Et le Mal, oui, le Mal absolu, celui des philosophes et des théologiens, soluble dans le vingt heures… L’histoire, contrairement à ce que disait Marx, ne se répète pas en comédie, mais s’achève en dérision. Et loin de finir dans ce collapse, ou cette apocalypse, qu’on nous prédit, elle pourrait bien se conclure sur une farce énorme et grotesque. Dépit ? Ou soulagement ?

Alain Minc, dans Le Monde : Balladur, contre toute attente, aurait le soutien des petites gens mais serait boudé par les élites. Hypothèse séduisante. Mais elle fait bon marché, à la réflexion, de ce climat que l’on sent depuis quelques jours et qui est celui, qu’on le veuille ou non, d’une fin d’état de grâce. Car qu’est-ce, après tout, qu’un état de grâce ? C’est une interruption du temps. Une syncope consentie. C’est une mise en suspens de tout ce qui fait problème, ou débat, dans une société. C’est une grève du discours, et une vacance de l’événement. C’est ce moment où l’homme d’État est autorisé, pour de mystérieuses raisons, à prendre congé de la réalité et c’est, littéralement donc, une éclipse du monde et de ses enjeux. Que la réalité revienne alors, qu’elle fasse intrusion dans le discours, qu’un bout de réel, n’importe lequel (le GATT, l’immigration, les oléagineux, la Bosnie…), vienne au contact de la parole politique – et c’est comme une bulle qui crève, un charme qui se rompt et l’état de grâce qui se dissipe tel un joli mirage. Cet instant, inévitable, c’est celui que vit Monsieur Balladur. Avec, au bout, une vraie chance : celle de pouvoir enfin gouverner.

Izetbegovic au Vatican. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans la tête d’un pape qui, à ma demande, consent à recevoir le président de la Bosnie ? La guerre ? Il y en a tant d’autres… Le martyre ? Cela ne suffit pas… Le côté « politique » de Jean-Paul II ? Quelle serait, ici, sa politique ?… Non. Mon hypothèse – que j’avais mise, déjà, dans la bouche d’un personnage du Jugement dernier — c’est que l’Église vit dans un autre temps, qu’elle a d’autres instruments de mesure, que nous pensons, nous, en termes d’années, à la rigueur de décennies, alors qu’elle compte, elle, en siècles, pour ne pas dire en millénaires ; bref, j’imagine un Vatican fier de sa victoire sur le communisme mais qui, la victoire acquise, retrouverait son vieil adversaire, bien plus ancien que l’autre, le seul peut-être, allez savoir ! qui ait jamais vraiment compté et qui s’appelle l’Église orhodoxe… Les amis de la Bosnie, autrement dit, pensent à Gorazde, Tuzla, Sarajevo ; ils en ont après Milosevic et ses supplétifs de Pale ; mais, là-bas, au Vatican, il y a des hommes qui, lorsqu’ils disent « Serbie », pensent « orthodoxie » et qui, même s’ils pensent « Sarajevo », ont la tête à Nicée ou à Antioche et ne songent qu’au schisme de Photios ou au conflit de Cérulaire et de Léon IX. La Papauté et ses idées fixes. La chance, pour une institution, d’avoir ses étoiles fixes.

Leila C. fut la dernière compagne de Gary. Belle. Un corps de danseuse. Des petites mèches grises, qui étonnent dans ce visage encore jeune. Un côté très gai, presque fantasque – mais ce regard voilé, lorsque mes questions se font trop pressantes. Ajar… Cette belle aventure littéraire moderne… Et puis ces détails qu’elle me donne, si émouvants, si précieux, sur les derniers instants de Romain… Sa robe de chambre rouge, par exemple. J’ai toujours cru – et je l’ai même écrit ici – qu’il s’en était drapé, le jour de son suicide, afin que le rouge du sang se confonde avec celui du tissu. La vérité, me dit-elle, c’est qu’il se l’est enroulée, telle un keffieh, autour de la tête ; et c’est, surtout, qu’il avait choisi une balle à fragmentation, ou implosion, internes qui lui laissa un visage lisse, presque intact et très beau – à peine un trou dans la tempe et pas la moindre goutte de sang, justement. Dandysme de Gary. Élégance du romancier. Cette élégance qu’il partageait avec Malraux et que je retrouve, chaque fois que je m’y plonge, dans Les Couleurs du jour ou Le Grand Vestiaire. Relisons Gary. Réévaluons Gary. Un très grand écrivain qui souffre, lui aussi, d’une légende envahissante. Prendre pour règle, alors, de ne plus évoquer la légende de Gary ?


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