Page « Rebonds » de Libération. Un écrivain, Peter Schneider, s’interroge sur les ravages de la « violence à la télévision ». Je ne peux m’empêcher, en le lisant, de songer qu’il y a un siècle, que dis-je ? vingt ans, dix ans peut-être, il se serait posé les mêmes questions, l’aurait fait dans les mêmes termes et y aurait apporté des réponses à peine différentes – mais à propos de la violence dans la littérature et les romans. Les temps ont-ils à ce point changé ? La littérature a-t-elle, si vite, perdu ses prestiges et ses pouvoirs ? Et faudra-t- il regretter un monde où c’est Madame Bovary que l’on accusait d’empoisonner les âmes – et Baudelaire, ou Guyotat, qu’il fallait censurer ou mettre à l’index ? Le fait, en tout cas, est là – et, à soi seul, résume l’époque : ce qui inquiète ce ne sont plus les mots, mais les images ; ce n’est plus le monologue de Phèdre, ce sont les dessins animés japonais ; et il n’y aura bientôt plus que Salman Rushdie pour nous rappeler – mais à quel prix ! – le pouvoir éteint des mots. Raison de plus, faut-il le préciser ? de réaffirmer sans relâche (et Arte vient encore de le faire) notre solidarité active avec lui.

« Que ferez-vous de tout cet argent », demande-t-on, chaque année, en cette saison, au lauréat du prix Concourt. Et l’élu, invariablement, de répondre : « Ce que j’en ferai ? écrire, voyons ! écrire encore ! mais écrire, cette fois, en paix – l’argent n’est-il pas, pour un écrivain, la condition de la liberté ? » L’argument se veut imparable. Il m’a toujours, moi, paru spécieux. Ne serait-ce qu’au vu des quelques écrivains « riches » qu’a connu la littérature française moderne et du prix – cet autre prix – dont ils l’ont paradoxalement payé. Je pense à Raymond Roussel, ce suicidé. A Valéry Larbaud, le dilettante. Je pense, dans une certaine mesure, à Gide. J’entends surtout Michel Leiris, chez lui, quai des Grands-Augustins, dans le bel appartement bourgeois, rempli d’objets et de meubles rares, qu’il habitait déjà au temps des surréalistes et qui devait les épater – je l’entends, à la toute fin de sa vie, de sa drôle de voix douloureuse, cassée et presque morte, répondre aux questions que je venais lui poser sur l’histoire des intellectuels et ses rapports, en particulier, avec Bataille et Breton : « Mon handicap par rapport à eux ? l’aisance ! l’aisance ! et, donc, le dilettantisme ! ». Leur point commun à tous les quatre (Larbaud, Gide, Roussel et Leiris), c’est ce rapport souverain à l’argent. Mais c’est aussi cet air d’inachèvement qui fait le charme de leur œuvre en même temps, hélas, que sa limite. Le lien entre ceci et cela ? C’est, bien sûr, toute la question…

Les prix encore. On me dit que le jury du prix Médicis « exploserait » s’il couronnait Emmanuelle Bernheim – auteur d’un roman magnifique, mais dont l’héroïne aurait le tort de faire collection de préservatifs. On me dit qu’il éclaterait encore plus s’il distinguait Angelo Rinaldi – coupable, lui, d’être Rinaldi, c’est-à-dire critique de métier, féroce par tempérament et auteur d’éreintements assassins dont je parle en connaissance de cause pour être au nombre des victimes. La situation, dans les deux cas, ne manque ni de sel ni d’intérêt. Car imaginons que cette logique triomphe. Imaginons qu’on préfère, à ces deux-là, un lauréat plus sage et mieux-pensant. Supposons qu’il soit ainsi établi que l’on honore moins, chez un écrivain, ce qu’il écrit que ce qu’il est. Et supposons enfin que soit quasi officiellement admis que l’important c’est moins ce que dit le romancier dans ses livres que ce qu’il a pu dire, faire, penser ou même écrire dans l’autre vie – qui n’est pas celle des romans et y est, en principe, hostile. Nul doute que l’on s’en remettrait. Mais on aurait fait un pas de plus sur la voie d’un politically correct à la française qui n’en finit pas de se chercher et ne néglige aucun terrain pour s’affirmer et pousser ses pions. D’un PC, l’autre ?

A propos de cette « autre vie », je trouve dans les Moralités postmodernes de Jean-François Lyotard (Éditions Galilée) quelques pages magnifiques, inspirées de Nina Berberova, sur le droit que nous avons tous – mais dont usent, plus que quiconque, les écrivains – à une « seconde existence », parallèle à l’« existence apparente » et où chacun d’entre nous, « une heure par jour, un soir par semaine, une semaine par mois ou par année », échappe à tout « contrôle » et s’appartient soudain « sans réserve ». Ce n’est pas tout à fait la thèse proustienne des « deux moi » qui cohabitent (Lyotard parle d’un moi, un seul – où s’ouvrent des « petites parenthèses » de liberté et de secret). Mais c’est l’idée d’une autre vie, invisible, presque inhumaine, où l’on ne répond de rien ni de personne – et où le souci de l’œuvre éclipse celui du monde. Ces lignes, d’un philosophe qui n’est pas précisément de mes amis, m’émeuvent ce matin plus que de raison. Est-ce la saison qui s’y prête ? l’occasion ? ou la pression, justement, de la première vie – avec ses intrigues, ses tumultes, sa comédie et le monde (en l’occurrence ce bloc-notes) qui éclipse à l’inverse, et suspend, le souci du livre à venir ? Allez savoir !


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