Mexique. Côte Pacifique. Ses arbres inconnus. Ses oiseaux aberrants. Ce sable blanc, presque neigeux. Cette lumière trop vive, qui mange les formes, éteint les couleurs. Et puis ces villages perdus, coupés de tout : pas un téléphone à vingt-cinq kilomètres à la ronde – ce qui, pour un moderne, est devenu la forme extrême de l’exotisme.

Gide, à propos d’Assouan : ennui des paysages où trop d’imbéciles se sont pâmés ; charme de ceux, au contraire, qu’aucune renommée n’a précédés. N’est-ce pas, ici, très exactement le cas ? Qui, à part une poignée d’amoureux fous du Mexique, a jamais entendu, en Europe, le nom même de « Quemaro » ou de « Las Alamandas » ?

Lire pour rien. Lire pour le plaisir. Cette lecture pure, sans ordre ni but, dont on finirait, aussi, par perdre le goût. Dix livres pour l’« île déserte » ? J’en ai quelques-uns, à portée de main : L’Iliade ; ma vieille édition de Faulkner ; Kaputt ; une mauvaise biographie de Fitzgerald ; les Guerres politiques de Parise ; Aurélien ; Les Liaisons dangereuses ; et puis l’admirable Vanity fair que je n’avais, en vérité, jamais lu…

Mer déchaînée, la nuit dernière. Si forte qu’elle a projeté sur la plage des galets prodigieux, des morceaux de corail ou de rocher – et puis de grands poissons étourdis qui, à l’aube, suffoquent encore : affairés sur leurs ventres, des légions de petits crabes se dispersent à mon approche mais les auront, je le vois bien, entièrement dévorés dans la journée.

Vieux débat : les animaux ont-ils une âme ? et les galets ? et pourquoi le spectacle de ces poissons à l’agonie m’a-t-il, en dépit de tout, vaguement ému ? Réponse du philosophe (en l’occurrence Heidegger) : la pierre est weltlos – littéralement « sans monde » ; l’animal est weltarm c’est-à-dire, proprement, « pauvre en monde ». Son monde est « pauvre », oui, ce qui le sépare à jamais, et infiniment, de celui d’un humain ; il est, néanmoins, « un » monde, ce qui explique sans doute ma légère émotion d’avant-hier.

La nuit, sur le Pacifique. Ses étoiles si proches. Ses ténèbres à la fois scintillantes et profondes. Octavio Paz : la lune mexicaine et sa clarté d’éclipse.

Repensé, avec le recul, à La Lenteur de Kundera. Ce personnage du « danseur » dont il moque férocement la façon de chevaucher, mais pour en tirer avantage, les événements tragiques de son temps. Le soupçon ne pesait-il pas, au même titre, sur nos aînés ? quelle différence avec l’intellectuel engagé des années 30 ou 50 ? et qu’y a-t-il de changé dans le siècle pour que ce qui fut, longtemps, leur honneur ne serve plus, à un romancier, qu’à les tourner en dérision ?

La dévaluation du peso… Le surcroît de misère qui en sera la conséquence… Même de cela, l’écho me parvient étouffé ; et j’en entendrais à peine parler sans cette confidence fièrement chuchotée, tout à l’heure, par un « lanchero » du port : « On dit que les zapatistes ont prolongé la trêve » – leur manière, si je comprends bien, de prendre leur part du deuil national.

De Fitzgerald, à propos d’Hemingway : « Je n’écris plus, Ernest a rendu ma propre écriture inutile ». C’est, un peu, la réaction de Bourget quand il voit paraître Proust. De Drieu quand il découvre La Condition humaine. Ce sera, encore, celle de Clavel que je revois, à la fin de sa vie, passer humblement le flambeau à ses amis ex-maoïstes. Ce moment toujours très triste, mais beau, où, à tort ou à raison (à raison dans le cas de Bourget ; à tort, bien sûr, dans celui de Fitzgerald), un écrivain se sent brusquement surclassé par un autre, forcé de rendre les armes – et contraint, donc, à se taire.

Retourner à San Cristobal de Las Casas, capitale du Chiapas et de l’insurrection zapatiste ? J’y avais écrit, voici juste vingt-cinq ans mon tout premier article. Mon émotion quand, au retour, je le vis annoncé sur la sévère et ô combien désirable couverture des Temps modernes

Deux stratégies possibles pour un écrivain. S’acharner, s’entêter et, en fait, « enfoncer le clou ». Changer, bouger – comme pour « brouiller les pistes ». Fitzgerald encore, ici, à Tijuana, au Mexique, avec Sheilah Graham dont il partage la vie autour de 1938 : faire des crochets pour, dit-il, semer la meute des poursuivants…

Une Allemande de passage à qui je parle de Sheilah Graham : avec son passé obscur, son cynisme, ses calculs, sa façon de truquer un roman familial jugé inavouable, n’est-elle pas la doublure réelle de Becky Sharp, l’héroïne de Vanity fair ? Mon interlocutrice n’a pas lu Thackeray. Et quand, un peu plus tard, je lui parlerai de Dickens, je découvrirai qu’elle ne connaît qu’un David Copperfield et que c’est le fiancé de Claudia Schiffer. La vraie défaite de la littérature.

Un bloc-notes sans événements… Une semaine où je ne me serai pas demandé, à propos de chaque événement : « Bloc-notes ou pas bloc-notes ? », ou même : « Combien de lignes dans le bloc-notes ? »… Un bloc-notes sans enjeu. Un bloc-notes démobilisé.


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