J’aurais aimé ne dire que du bien des entretiens Mitterrand-Wiesel. Les pages, très belles, sur l’enfance… Les dialogues sur la mort, le pouvoir, la maladie… L’émerveillement devant Jérusalem, sa terre brûlée par la foi et sa lumière si vive qu’elle est presque impossible à photographier… Ce président littéraire, si différent de ce que l’époque nous promet et capable de nous parler de David, Isaïe ou Hérode avec la même passion que s’ils étaient ses contemporains… Et puis ce souci, qui me touche aussi, de donner, de son vivant, sa version de l’aventure, sa touche au portrait final : ce spectacle, toujours émouvant, d’un homme qui consacre ses derniers jours à courir après sa statue, réviser inlassablement son image, l’aider à se fixer comme on fait d’un cliché trop contrasté, bref polir cet autre lui-même qui, déjà, lui survit. Tout cela, c’est vrai, impressionne. Et pourquoi ne pas le dire ? j’ai d’abord retrouvé, dans ce livre, le Mitterrand que j’ai aimé. Sauf… Oui, sauf, bien sûr, les pages sur Bousquet – accablantes. « Un regret, demande Wiesel ? Un remords ? » Et cette réponse que l’on ne pourra plus mettre, cette fois, au compte de l’improvisation, du désarroi, de la maladie : « Ni regret ni remords ; le procès qui m’est fait est indigne ; je suis en paix avec moi-même ».

Khalida Messaoudi à « L’Heure de vérité ». La beauté de ce visage. Sa parole si nette. Son courage. L’esprit de résistance qui l’anime. Les mots justes pour dire le calvaire des femmes algériennes qui, comme elle, sont condamnées à « vivre comme des rats ». Que faire pour les aider ? Qu’attendent-elles de nous ou, plus exactement, de celui que nous élirons, dans un mois, à la place de François Mitterrand ? Khalida n’« attend » rien. Elle ne « reproche » rien. Tout se passe comme si elle savait, en vérité, que les Etats sont les États, qu’ils ont leur logique d’États et que c’est trop leur demander que de se conduire selon la morale. Mais le réalisme, semble-t-elle dire ? Leur intérêt, bien compris, d’États ? N’est-ce pas notre intérêt, nous, Français par exemple, de conjurer, là, si près de nous, le désordre qui suivrait l’arrivée des intégristes au pouvoir ? Et ne serait-ce pas un bon calcul, du point de vue de la realpolitik la plus stricte, voire la plus cynique, de renforcer réellement, à Alger, le pôle démocratique ? C’est ce que les Bosniaques expliquaient quand ils nous adjuraient d’intervenir contre les assassins serbes : « Si vous ne le faites pas pour nous, faites le au moins pour vous ! ». C’est ce que nous réexplique, à sa façon, et pour paraphraser le titre du livre d’entretiens qu’elle publie avec Élizabeth Schemla, cette admirable femme debout : « Nous sommes en première ligne d’un combat qui, tôt ou tard, sera le vôtre »

Je reviens à Mitterrand et à son livre avec Wiesel. Je m’aperçois que ce qui me choque c’est moins « l’affaire Bousquet » comme telle que, par-delà la personne de l’ancien chef de la police de Vichy, la façon dont le président a vu, et continue de voir, notre fascisme à la française. La page la plus révélatrice à cet égard est celle où, s’emportant contre son interlocuteur, il lui dit qu’il avait, lui, président, une mission, et une seule, qui était de préserver l’« unité » d’un pays à la « diversité déconcertante » où les « brandons de désunion » sont, hélas, « prompts à se rallumer ». Et quels sont donc ces brandons ? Quels sont ces « éléments épars », comme il dit délicatement ? C’est, pêle-mêle, la « querelle de l’Église et de l’État », celle des « monarchistes » et des « républicains », la « question sociale avant la guerre » et, sur le même plan donc, évoquée dans le même souffle et le même élan, la « partition entre Français » induite par les persécutions antisémites de 40. Tout est là. Car confondre dans le même souci le port de l’étoile jaune et la querelle de la République, revient, on le voit bien, à banaliser Vichy et à réduire son infamie à une forme parmi d’autres de « discorde entre Français ». Mitterrand fut un pétainiste, non d’occasion, mais de conviction. Et, au fond de lui, il le demeure. Telle est la terrible leçon d’un texte où, en principe, tout est dit.

Hasard du calendrier : un de ses anciens ministres, Thierry de Beaucé, publie au même moment, et chez le même éditeur, un livre sur saint Augustin que je dévore aussi – mais pour des raisons toutes différentes. Une autre image de l’enfance et de ses dégoûts. Une autre image de la Bible et de l’histoire sainte. Une écriture superbe. Le souvenir d’un père, celui de l’auteur, dont la silhouette se mêle, comme dans un roman, à celles de l’époque : sommes-nous sur la plage d’Ostie, ou dans la basilique d’Hippone, parmi les fidèles rassemblés pour entendre les terribles sentences de l’évêque – ou bien sur la route de Douzillac, mille cinq cents ans plus tard, sur les pas d’un vieil homme qui confond la disparition de Rome avec les tragédies de son temps et de celui, aussi, qui s’annonce ? Et puis le personnage d’Augustin lui-même, dernier Romain et premier chrétien, l’homme qui a épousé Dieu après avoir follement aimé une femme, le jeune homme aux ivresses délicieuses qui connut mieux que personne l’irrésistible attrait de la chair. Son passage par les États du démon. Sa sainteté. Sa culture. Augustin l’écrivain. Augustin le cosmopolite. Augustin qui laisse Rome pour s’en aller prêcher, dans le pays de Khalida Messaoudi, la nécessaire séparation entre la Cité de Dieu et celle des hommes ou des prêtres. Écoutons Beaucé. Lisons-le. « Descendu des âges, Augustin nous servira de guide. Nous pouvons errer ensemble. En quête de quoi, lorsque le monde est vagabond ? » Notre contemporain, en somme. Notre compagnon de veille et de désastres.


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