Ce qui est passionnant, dans cette affaire de loi Falloux, c’est la façon dont, une fois de plus, fonctionne notre République. Rappelez-vous 1981. L’opposition de l’époque. Sa défaite. Son désarroi. Et la façon dont un faux pas de la gauche lui permit de se requinquer et d’entamer sa remontée. Eh bien les époques passent. Les hommes changent. Mais il faut croire que les vrais moteurs, les vrais mythes fondateurs, demeurent. Car voici le même scénario, presque le même casting, mais à l’envers : un faux pas de Balladur ; l’imprudence d’un Bayrou symétrique de celle de Savary ; et l’opposition d’aujourd’hui, toute à sa divine surprise, qui flaire aussitôt l’aubaine et l’opportunité d’une renaissance. Que la querelle donne un sentiment d’irréalité, peu importe. Que notre enseignement, public ou privé, soit, de toutes façons, en crise et que ceux qui défendent « la laïque » défendent, hélas, un cadavre – nul n’a l’air de s’en aviser. Car tout se passe, en réalité, comme si le seul souci des acteurs était de retrouver leur totem et, autour de la table totémique, de se réincorporer un peu de leur identité perdue… Nous avons abdiqué devant la crétinisation audiovisuelle. Nous avons renoncé, pour la plupart, à apprendre à lire et écrire à nos enfants. Mais nous ranimons une guerre scolaire à laquelle, au fond, nous ne croyons plus et qui n’est que l’occasion de se réinjecter, à toute vitesse, une dose de vitamine et de mémoire. Qui secourons-nous, alors – nos enfants, ou nous-mêmes ?

Nombreuses lettres de lecteurs après ce que je disais, la semaine passée, de Judas et de son évangile manquant. Quoi, me disent-ils ? Ce traître ? Ce vendu ? L’homme qui, pour trente deniers, osa donner le Christ ? Sur l’affaire même des deniers, je renvoie à la dernière en date des biographies de Jésus, celle de Jean-Claude Barreau, chez Plon : je ne crois pas qu’il ait raison, même si l’hypothèse est passionnante, de privilégier à ce point la piste politique (Jésus explicitement comparé à Jean Moulin, les zélotes à un mouvement de résistance et l’Iscariote à un membre de l’IRA) ; mais il est convaincant, en revanche, quand il écarte l’hypothèse d’un geste dont le vrai motif eût été l’appât du gain. Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui concerne la signification théologique de l’acte et, donc, la place du douzième apôtre dans l’économie de la Rédemption, j’invite les esprits curieux à se reporter à un livre plus ancien – et qui, dans mon souvenir, est à la fois romanesque et très précis : L’Œuvre de trahison de Mario Brelich. Son idée ? Un Judas victime. Un Judas inspiré par le Christ, jusques et y compris à l’instant fatal. Et centralité du rôle de ce Judas-là dans le dispositif sacrificiel qui est, qu’on le veuille ou non, la pierre d’angle des églises chrétiennes.

Lettre de Machiavel à Francesco Vettori, après la chute de la République et l’exil à San Casciano. « Je passe mes journées, dit-il, dans les tavernes. Je vois des gens de mauvaise vie. Je me mêle, non sans amertume, aux vanités et divertissements du siècle. J’ai la nostalgie, surtout, de mes ambassades et complots d’autrefois. Mais voici venue la nuit – et, avec elle, ce moment béni où je me mets en habit de cérémonie, fais entrer Tite-Live et Thucydide et là, dans mon cabinet, dans cet autre temps qui s’y instaure, deviens ce que je suis, c’est-à-dire l’auteur du Prince. » Envie de la citer, cette lettre, à ceux qui me parlent, aimablement bien sûr, de telle véhémence télévisée, de telle intervention, de tel article – sans avoir l’air de savoir combien, pour un écrivain, cela compte finalement peu. Une page réussie, un mot, une ponctuation bien ajustée, un dialogue qui sonne juste : c’est là, et là seulement – le savent-ils ? – que tout se joue.

Le Pour Jean Prévost de Jérôme Garcin. D’autres – ici même – reviendront sur les qualités du livre ainsi que sur celles, j’imagine, de l’œuvre de Prévost lui-même. Je saisis, moi, l’occasion de dire, à la fois mon remords, et ma joie. Remords, il y a cinq ans, lorsque j’écrivais, pour la télévision, mon histoire des intellectuels, d’avoir oublié Jean Prévost : ils étaient tous là, les grands aînés ; aucun, ou presque, ne manquait ; jusqu’à Drieu, Brasillach ou Barrés qui avaient droit à leur séquence ; et pas un mot, réellement pas un, de ce bel écrivain, héroïque, exemplaire, qui travaillait à son Stendhal la veille encore de sa mort, sous les balles allemandes, dans le Vercors. Joie, aujourd’hui, de voir un essayiste rendre justice à un homme dont j’étais, à ma décharge, bien loin d’être le seul à avoir occulté le nom : le livre, de ce point de vue, n’est pas une commémoration, mais une réhabilitation – et c’est, prenons-y garde, exactement l’inverse. La commémoration plombe ; la réhabilitation sublime. La commémoration ajoute un rivet de plus au bois du cercueil de l’écrivain ; la réhabilitation l’allège, l’élève, le ressuscite. Il y a quelque chose d’étouffant, souvent de morbide, dans la folie commémorative qui s’est emparée de l’époque ; les résurrections sont toujours gaies, heureuses, exaltantes – c’est comme si notre compagnie s’enrichissait d’un nouvel ami. Bienvenue, Prévost, au banquet des nostalgies.


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