Sacré Berri ! Quand Serge Daney, il y a trois ans, critiqua les douteux relents d’Uranus, il lui envoya les huissiers, du papier bleu et un droit de réponse. Aujourd’hui c’est mon tour de voir dans Germinal un film réaliste-socialiste, revu et corrigé par le « Puy- du-Fou » – et il m’adresse, depuis le plateau de « Bouillon de culture », une petit paquet d’infamie. J’ai répondu, hier, grâce à la courtoisie de Bernard Pivot : 1) que c’est une commission de neuf membres, votant à bulletins secrets, qui refusa de subventionner Germinal ; 2) que, loin de poursuivre monsieur Berri d’une vindicte imaginaire, la même commission lui octroya une aide, la même année, pour La Reine Margot de Patrice Chéreau ; 3) qu’en ce qui concerne, enfin, la pauvre fable qui explique ma prétendue rancune en mettant en cause ma vie privée, je ne puis mieux la démentir qu’en invitant la presse à consulter la liste des films que nous avons aidés et celle de leurs interprètes. Si je reviens sur cette affaire c’est que, par-delà l’incident, elle fait symptôme – occasion, après tout, de poser des questions de fond.

Le politically correct, par exemple. Je me suis souvent demandé comment pouvait naître, dans une grande nation démocratique, la loi du politically correct. Eh bien j’observe Berri depuis huit jours. J’écoute sa jactance et son authenticité calculée. Je vois ces journalistes, ou ces ministres, requis d’aimer ce film médiocre, sommés d’en chanter la louange. Je vois les mines navrées autour de moi. Les regards gênés. Je sens cette espèce de prescription morale, d’assignation à résidence idéologique qui ferait se sentir presque coupable d’avoir pu critiquer le film officiel du moment. « Quoi ? Vous n’aimez pas ? Vous osez ne pas aimer ? Mauvais français ! Faux citoyen ! Aimer Germinal est un devoir. Remercier Berri, une dévotion. » C’est peut-être ainsi que cela commence, oui : ce maccarthysme à l’envers – cette unanimité dans la louange, qui ne tolère pas de voix discordante.

L’aide au cinéma. Nous avons, en France, un système d’aide au cinéma – et l’on m’a souvent demandé, c’est vrai, comment cela fonctionnait. Eh bien voici, justement, un cas exemplaire. Car lors de la fameuse séance où fut écartée la superproduction de monsieur Berri, ma commission avait à choisir entre une vingtaine de scénarios. Il y avait, je m’en souviens, les projets d’Alain Cavalier et Alain Resnais, de Philippe Garrel et Olivier Assayas. Il devait y avoir un scénario d’Anne-Marie Miéville – et Kieslowski, futur Lion d’or à Venise. Et puis il y avait notre cinéaste tricolore, juché sur les épaules de Zola, qui jouait à « t’as pas cent balles » alors que son film s’annonçait déjà comme le film le plus assisté de l’année. Que fallait-il faire, ce jour-là ? Céder au chantage ? A l’intimidation ? Accepter le discours qui nous disait – déjà ! – « Aidez-moi, vous aidez le cinéma français ; lâchez- moi, vous le tuez ; car je suis ce cinéma ; je suis l’exception culturelle à moi tout seul ; après moi le déluge américain » ? Ou fallait-il résister, s’arc-bouter à quelques règles – et aider des cinéastes dont nous savions que, sans nous, les films ne se tourneraient pas ?

Car le problème c’est cette assimilation, tenue pour argent comptant, entre le film de monsieur Berri et le cinéma français dans son entier. C’est son jeu, bien entendu. Il est comme ces betteraviers qui défendent l’agriculture en général, s’en font un bouclier – car ils savent qu’en s’abritant derrière la petite production menacée, ce sont eux qui, à l’arrivée, empocheront les subventions. Seulement voilà. La petite production, en l’occurrence, s’appelle Rivette, Rohmer, Pialat ou Godard. Et ce qui vaut pour l’agriculture valant pour la culture, ils savent bien, eux, que le malentendu est total. Le cinéma français ? On connaît le bon et le mauvais cinéma. Les vrais et les faux auteurs. Mais un cinéma unique, rangé en ordre de bataille pour, de Germinal à Une nouvelle vie, résister à l’impérialisme US – voilà, peut-être, l’illusion majeure.

D’où la dernière question, qui est celle de l’« exception culturelle ». Je suis pour, évidemment. Depuis le premier jour, je suis pour. Sauf qu’il y a quelque chose qui me gênait et, grâce à Berri, je sais pourquoi. De deux chose l’une, en effet. Ou bien l’on entend par là le sauvetage du cinéma d’auteur en France – et c’est un combat magnifique. Ou bien nous ne rêvons que de faire nos Jurassic parks nationaux et nous revendiquons le droit, pour ces « jurassiques parcs » à la française, d’étouffer leur propre cinéma d’auteur – dans ce cas, quel marché de dupes ! Question simple : est-on certain que voir Germinal occuper deux ou trois douzaines de salles à Paris soit signe de santé ? en quoi ce matraquage serait-il, en soi, préférable au succès des derniers films de Woody Allen ou de Scorsese ? et d’où viendrait, car tel est l’enjeu, que le bulldozer Germinal contribue à sauver un cinéma européen exsangue : le très beau film d’Oliveira par exemple, qui tint, lui, trois semaines ? La vérité c’est qu’il n’y a qu’une exception culturelle : celle que constitue l’existence même, fragile, d’un grand artiste – et une manière de la sauver : renoncer au mythe d’un « cinéma français » unique, conçu comme un bloc homogène, rassemblé derrière son parrain. Tchao Berri ?


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