Bien sûr, le ton a changé. Jacques Chirac parle de « terrorisme ». Il appelle les Serbes des « barbares ». Il leur tient – enfin – le seul langage qu’ils puissent entendre : celui de la fermeté. Et pour tous ceux qui, comme moi, adjuraient, depuis trois ans : « Parlez, monsieur le Président ! essayez déjà de parler ! peut-être suffira-t-il d’une parole forte, et qui porte, pour faire reculer des hors-la-loi qui ne sont forts que de notre faiblesse », il y a là un progrès que l’on aurait mauvaise grâce à ne pas saluer. Une seule question, alors : le nouveau président en restera-t-il là ? se tiendra-t-il quitte de tout devoir en ayant récupéré ses casques bleus ? ou ira-t-il jusqu’à dire : il y a plus « intolérable » encore que l’humiliation d’un soldat – et c’est l’humiliation de 300 000 hommes, femmes et enfants, otages, eux aussi, des Serbes et quotidiennement bombardés, depuis trois ans, dans une ville européenne assiégée ? Je n’ai, il le sait, pas voté pour lui. Mais il jouit, il le sait aussi, d’un état de grâce qui donne au moindre de ses mots un écho immense. Puisse-t-il saisir cette chance. Puisse-t-il être le premier chef d’État à prendre enfin, clairement, le parti de la démocratie et du droit. Pour le gaulliste qu’il est, ce serait l’occasion historique de se montrer fidèle à cette « idée de la France » dont il se dit, et se veut, l’héritier.

Milan. Conférence de presse de Jean-Pierre Elkabbach commentant, aux côtés de la présidente de la RAI, les résultats du sommet des télévisions publiques européennes qu’il a réuni la veille à Paris et où s’est dessiné une sorte de « front commun » destiné à contrer ce que la presse, ici, appelle la « télé Berlusconi ». Qu’est-ce au juste, qu’une « télévision publique » ? Et qu’est-ce qui la distingue, vraiment, des télévisions dites « commerciales » ? Au fond, et si l’on suit Elkabbach, trois paris. Le primat de la « production » sur la « diffusion ». Le refus d’opposer le « divertissement » à la « culture ». Et puis la volonté, enfin, de concilier l’impératif du marché (ce fameux « audimat » dont il est définitivement absurde de penser qu’une télévision puisse s’affranchir) et l’exigence de qualité (à laquelle il est parfaitement scandaleux de croire qu’une « série », même « populaire », doive être, par nature, étrangère). Je dis bien que ce sont des paris. Ou des défis. Qu’ils soient si nettement formulés et qu’ils le soient, surtout, à l’échelle de ce réseau de télévisions tissé à l’échelle du continent, voilà la bonne nouvelle de la semaine.

Vitrolles. Conversations, depuis lundi, avec des amis de Vitrolles, épouvantés à la perspective que leur ville puisse devenir l’une des premières villes de France à porter à sa tête, depuis la guerre, un maire néofasciste. J’approuve, bien entendu, leur idée de « Front républicain ». Mieux : modestement, dans la mesure de mes moyens, je m’efforce de l’appuyer – quitte à aller, sur le terrain, les aider à faire campagne. Mais j’essaie aussi, et en même temps, de leur expliquer que cette belle idée, c’est-à-dire, si les mots ont un sens, l’idée d’une union sacrée des forces démocratiques contre un parti qui prêche la haine et fomente la guerre civile est très précisément ce que ledit parti dénonce, ce contre quoi il prétend s’insurger et ce dont il s’est, depuis dix ans, nourri. Alors ? Alors, impasse. Pour le coup, quadrature du cercle. Et pénible sentiment d’être engagés dans une lutte obscure, prolongée, interminable peut-être – sans qu’il y ait, pour l’heure, de stratégie dont l’adversaire ne sache tirer des effets pervers et tourner à son avantage les intentions.

Interrogé pour la énième fois – aujourd’hui, un journal américain – sur mon amitié avec François Pinault. C’est drôle comme cette amitié intrigue et comme ce type de journaliste a du mal à admettre qu’un intellectuel et un patron, un écrivain et un bâtisseur d’empire, puissent avoir, comment dire ? des choses à se raconter… J’essaie, en l’occurrence, d’expliquer que le bâtisseur en question est surtout un singulier personnage, passablement irrégulier, dont je ne suis pas du tout certain, par exemple, qu’il soit mû par le goût de l’argent ou du pouvoir. Et j’ai l’impression de beaucoup le surprendre, surtout, quand je lui dis que oui, bien sûr, nous nous sommes vus récemment; que, oui, c’était peut-être bien le jour, ou la veille, ou le lendemain, de cette fameuse « offensive » sur Suez qui semble tant le passionner; mais que, non, nous n’en avons pas dit un mot et que, si étrange que cela paraisse, nous n’avons parlé, ce matin-là, que de la Biennale de Venise, de l’éclipse des avant-garde, de la bonne qualité du pavillon russe et puis d’un écrivain, Salman Rushdie, dont celui qui est aussi, à travers la FNAC, le premier libraire de France, me demande régulièrement des nouvelles. Inertie des images. Paresse des douaniers de la culture. Difficulté à leur faire admettre, au fond, qu’il y a partout des hommes libres – capables d’être, parfois, étrangers à eux-mêmes et à leur destin.

Plus passionnant encore que le recueil de nouvelles publiées deux fois – n’insistons pas ! – par Gallimard, la réédition, chez le même éditeur, d’un recueil d’articles d’Hemingway intitulé En ligne. Toujours, face à ce type de textes, on demande : « Quelle place dans l’œuvre de l’auteur ? et faut-il, ou non, les intégrer dans son corpus global ? ». Parfois on dit : « Oui, bien sûr – autant de tenue dans ces pages de circonstance que dans les livres composés ». Parfois : « Non, pas tout à fait – ce sont comme des brouillons, ou des esquisses, pour les livres à venir ». La réponse, en l’occurrence, est plus complexe et, donc, plus passionnante. Car ce sont des ébauches, en effet. Mais on a le sentiment que ce qui s’annonce dans ces ébauches c’est moins des thèmes que des postures, des fragments d’œuvre que des tranches de vie. Ou, plus exactement, on a le sentiment que l’auteur s’y sert du journalisme pour essayer la vie dont il fera son œuvre. La vie comme un brouillon dont la littérature va s’emparer.


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