Berlin. Ce rôle – auquel je me fais si mal, mais que je remplis du mieux que je peux – de président du Conseil de Surveillance de la Sept-Arte. Et cette tâche – étrange, mais dont je m’acquitte non moins sérieusement – de défendre la position française en matière de quotas audiovisuels. Le raisonnement est simple. Voilà des films – américains – amortis sur leur marché d’origine. Ils arrivent en Europe – notamment dans les télévisions – à des prix qui, du coup, défient toute concurrence. Quel est le responsable de chaîne qui, sans recommandations légales, et à audiences équivalentes, ne sera pas tenté de les préférer à des films européens, mais coûteux, parce qu’il n’y aura eu que sa chaîne, ou presque, pour les financer ?

Ingrid Caven, à Berlin, en marge du Festival. Je ne savais pas que le premier long-métrage de Fassbinder, L’Amour est plus froid que la mort était dédié à Chabrol, Rohmer et Jean-Marie Straub. La seule patrie qui vaille : celle des œuvres et des auteurs.

Qu’est-ce qu’un film européen ? Wenders a raison de dire : « Pour qu’un film aille partout, il faut qu’il vienne de quelque part et rien n’est pire que cet eurocinéma, sans saveur ni couleur, dont l’auteur sera français, l’acteur principal italien et le lieu de tournage allemand ». Un seul problème : le cas de Wenders lui-même qui n’a eu de cesse, justement, de se libérer de sa « mère blafarde » pour aller « jusqu’au bout du monde ». Un autre : celui de cet âge d’or de Cinecittà (entre autres, Visconti) où l’on n’était pas plus « italien » que Kafka n’était « tchèque », Pessoa « portugais » ou Joyce « irlandais ». Ce mot de Joyce que pourrait reprendre à son compte n’importe quel cinéaste : je n’écris pas english, mais unglish, littéralement « antiglais » – manière de dire que l’art, le vrai, n’a pas de langue maternelle, donc ni patrie ni matrie.

Le cinéma que j’aime : le parlant, le vrai parlant, celui où une langue enveloppe et recouvre les corps.

Il y a un argument contre les quotas ; celui de ces fameux satellites qui, dans cinq ou dix ans, arroseront l’Europe et pulvériseront nos lignes Maginot. Alors ? Alors c’est bien la preuve que les partisans des quotas plaident pour une réglementation précaire ou, en tout cas, provisoire : le temps, pour notre cinéma, de renouer avec l’héritage de Renoir, Buñuel, Lang, Antonioni.

Un autre (argument) : cette fiction d’un cinéma européen conçu, et défendu, comme un tout face à un cinéma américain qui serait, lui aussi, à prendre, ou à laisser, en bloc. Ici, à Berlin, envie de défendre le film de Nicole Garcia. Mais pourquoi, sous prétexte qu’il est « français », m’obligerais-je à soutenir le Tavernier que je n’aime pas ?

L’argument le plus faible, en revanche – même si c’est celui que privilégient, bizarrement, les partisans du libre-échange absolu : celui du « repli », de la « frilosité », voire du « chauvinisme » culturel dont cette affaire de quotas témoignerait. En réalité c’est l’inverse. Et il n’est pas difficile de montrer que les années où s’installe l’hégémonie américaine sont précisément celles où l’industrie audiovisuelle se folklorise en Italie, se provincialise en Allemagne et s’enferme, à Paris, dans le nombrilisme hexagonal. Loi : quand une culture devient impériale elle ne supprime pas, mais stimule, les provincialismes. Principe : si l’on veut que le cinéma européen s’ouvre au grand large il faut, non pas moins, mais plus, de protection.

L’Europe, on ne le répétera jamais assez, n’est pas un lieu mais une idée ; c’est une catégorie, non de l’Être, mais de l’Esprit.

Deux moments forts, ici, à Berlin : le dernier Margarethe von Trotta et le prochain Oliveira dont le producteur, Paolo Branco, me montre un fragment sur cassette. Leur point commun ? Des films qui, entre l’image et l’écrit, refusent de prendre parti – comme si leurs auteurs, comme les théologiens ou les poètes, pariaient sur leur « ténébreuse et profonde unité ». Le cinéma, ou le verbe incarné.

La preuve que l’Europe n’est pas un lieu ? Arte encore, Arte toujours, cet Arte franco-allemand où, jamais, on ne se demande : « qu’y a-t-il de semblable en France et en Allemagne ? quel est leur fond commun, ou leur patrimoine partagé ? » – mais plutôt : « qu’est- ce qui les sépare ? en quoi les deux cultures sont-elles irréductiblement distantes ? » Ce que j’ai appris, à Arte : l’essentiel, quand on met deux cultures au rouet l’une de l’autre, est moins ce qui les rassemble que ce qui, à jamais, les divise.

Delon (celui de Monsieur Klein, de Rocco et ses frères ou de Plein Soleil) est certainement, à mes yeux, le grand acteur français vivant. Berlin lui rend hommage. Lui, ne tourne quasiment plus. Pourquoi ? Parce que « son » cinéma se meurt et qu’il est peut-être déjà, comme Manet selon Baudelaire, « le premier dans la décrépitude de son art ». Je l’écoute. Je l’observe. Il porte, Delon, toute la mélancolie du cinéma d’aujourd’hui.


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