Ce qui distingue un homme d’État d’un vulgaire chef politique ? La politique internationale. Le goût, et le sens, de ses enjeux. Voici pourquoi nous sommes quelques-uns à regretter, avec Jacques Julliard, qu’elle ne soit pas au cœur de cette campagne. Est-il si déraisonnable de réclamer aux candidats des engagements sur la Bosnie, ou sur l’Algérie, aussi précis que sur le SMIC, la réduction des déficits publics ou la sécurité sociale ? Remettre au cœur de la campagne une politique que l’on a bien tort de qualifier d’« étrangère ».

L’autoportrait de Godard. Un homme qui filme comme on pense. Un artiste qui filme des pensées au moins autant que des images. N’est-ce pas ce que disent aussi, de l’art du roman, les meilleurs de nos romanciers ?

Le ralliement de Berge – et d’autres – à Chirac. On dit : « opportunisme », et c’est peut-être vrai. On dit : « Comme le geste eût été beau s’il l’avait fait six semaines plus tôt », et ce n’est pas non plus faux. Mais le fin mot de l’affaire, c’est à Edwy Plenel qu’il revient, dans Le Monde de cet après-midi. L’erreur n’est pas circonstancielle, dit-il, mais structurelle : elle tient à une faiblesse, non de caractère, mais de pensée ; et la « pensée » qui l’a rendu possible est celle qui, somme toute, confond fidélité aux idées et aux personnes – ce qui est, au sens strict, la définition de la courtisanerie. La présidentielle de 95, ou le retour de l’homme de cour.

Six normaliens en quête d’école… C’est le titre du très beau documentaire que consacrent Pierre Aubry et Jean-Noël Jeanneney, sur Arte, à la prestigieuse École. On y croise l’ombre d’Althusser. La mystérieuse figure de Benny Lévy, ce « patron » de la gauche prolétarienne reconverti dans la philosophie juive. On y apprend, entre autres curiosités, qu’Henri Bergson entra rue d’Ulm, à titre d’élève étranger. Et puis cette idée, qui traverse le film : on dit souvent de l’Université qu’elle est une sorte d’« alma mater » ; eh bien non ! pas du tout ! et voici un lieu, l’École donc, où la partie se joue, au contraire, autour de la figure et de la loi du Père – ce père absent pour l’un, imaginaire pour le second, rêvé pour le troisième, ce père immatériel en tout cas, ce père subtil et sublime, ce père selon l’esprit dont je n’ai jamais douté, moi non plus, qu’il fût le plus sûr des chemins vers la culture.

Une femme française de Régis Wargnier. Effet pervers du combat pour l’exception culturelle, la production française, etc. La critique n’est plus la critique. Elle devient une forme de militantisme. On défend un film non parce qu’il est bon mais parce qu’il est français et les pages « cinéma » des journaux ressemblent de plus en plus à une litanie humanitaire où l’on affirme son soutien à cette cause quasi perdue que serait la cause du cinéma national. La critique et ses protocoles compassionnels.

Bill Gates, l’homme des autoroutes de l’information, est-il, comme le titrait Le Point, il y a quinze jours, l’homme « le plus influent du monde » ? Le voici en tout cas de passage à Paris, ce matin, chez Milhaïl, sur Europe 1, avec sa voix de teen-ager vieilli et son optimisme de mutant. Je rassemble, en l’écoutant, mes souvenirs d’épistémologie : les révolutions scientifiques ne sont-elles pas comme les révolutions politiques – toujours où on ne les attend pas, jamais où elles se sont annoncées ?

Que la visite de Castro soit une honte, que ce soit une injure faite à tous ceux qui, à Cuba, luttent pour les droits de l’homme et la démocratie, que, contrairement à ce que l’on nous raconte, elle n’« aide » pas le peuple cubain mais l’« accable » puisqu’elle aura pour seul effet de renforcer la dictature, bref que la présence de ce tortionnaire à Paris soit aussi choquante aujourd’hui que l’eût été, il y a quinze ans, celle d’un quelconque fasciste argentin ou de Pinochet – chacun, ou presque, en convient. Question, en revanche : pourquoi ? Oui : pourquoi le président français a-t-il voulu cela ? Provocation, sans doute. Ultime et macabre défi. Cette façon, encore, de nous dire : « Voilà, je suis ainsi, à prendre ou à laisser – telle une page de votre indéchiffrable histoire ». Et puis cette hypothèse, plus accablante encore, car ne relevant plus du roman mais de la politique : l’illusion tranquille que ce totalitaire appartient lui aussi, et de plein droit, à l’internationale de la gauche dont lui, Mitterrand, s’est voulu membre.

Conversation avec Frank Stella. Nous sommes en 1994. Il sort d’une longue période où il a été hanté par Moby Dick au point d’en tirer, non seulement les titres, mais les thèmes, l’esprit, le mouvement de ses Waves. Il est en panne d’inspiration. Il feuillette, comme souvent dans ces cas-là, son « dictionnaire des lieux imaginaires ». Il tombe sur un nom – « Hooloomooloo » – qui lui plaît bien et qui lui suggère aussitôt la gigantesque toile du même nom que l’on pouvait voir, l’automne dernier, à la galerie Knoedler à New York. Aussi incroyable que cela soit, il ne s’apercevra qu’ensuite, une fois l’œuvre achevée, que ce lieu fictif, qu’il croyait parfaitement improbable mais dont la seule sonorité avait suffi à relancer son désir de peindre, venait aussi d’un roman de Melville, Mardi, paru deux ans avant Moby Dick. Mystère des relations entre littérature et peinture. Cette autre transsubstantiation, aussi énigmatique que l’autre, qui change la lettre en image, et le verbe en chair colorée.


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