Sarajevo. Une nouvelle fois, je me trouve à Sarajevo. Et c’est ici, à Sarajevo, que me parvient la nouvelle de ce qui se passe au Proche-Orient. Je l’attendais, cette nouvelle. Depuis vingt-cinq ans, je l’espérais. Or voici qu’elle arrive enfin et que je n’en capte que l’écho, la rumeur assourdie et lointaine – l’image même de la poignée de main Rabin-Arafat, il me faut la recomposer à partir de bribes d’informations glanées dans la ville assiégée ! Pas d’images, à Sarajevo. Pas de « direct », de la Maison Blanche. Mais une sentinelle de la Présidence qui, dans un mauvais anglais, m’annonce : « Israël et l’OLP font la paix ». Sarajevo : le lieu le plus absurde – et, en même temps, tout désigné – pour entendre ce mot de paix.

L’événement, vu d’ici ? Énorme, évidemment. Colossal. Mais avec une pointe d’amertume dont j’ai moi- même, je l’avoue, quelque peine à me départir. Là-bas, la paix ; ici, la guerre… Là-bas, le miracle ; ici, l’horreur… Là-bas, des Palestiniens qui retrouvent une dignité – ici, de nouveaux Palestiniens, et de nouvelles bandes de Gaza… Les situations n’ont rien à voir ? Sans doute. Mais difficile de ne pas songer au mot de Hannah Arendt : un peuple de trop sur la terre ; faut-il qu’il y ait toujours, oui, un peuple de trop sur la terre – avant-hier le peuple juif, hier le peuple palestinien, aujourd’hui (demain…) le peuple bosniaque ?

L’impression que j’ai, à travers les maigres informations dont je dispose, est celle d’une accélération étrange, un peu folle, de cette Histoire. Le siècle s’achève, n’est-ce pas ? Le millénaire se referme ? Eh bien tout se passe comme si, avant fermeture, il tentait de solder ses comptes, de brader ses produits les moins présentables. « Tout doit disparaître semble-t-il dire ! Tout ! Le Mur ! Le communisme ! Le nazisme ! L’apartheid ! Jusqu’à ce conflit, réputé insoluble – mais qui doit s’effacer, lui aussi, des bilans et jugements derniers ! » Seulement voilà : il en reste un, de conflit, qui échappe au grand apurement de ce millénarisme heureux – et c’est, pour l’heure, le conflit bosniaque.

Il fait sombre, ce soir, dans Sarajevo. Il n’y avait déjà plus d’eau. Mais il n’y a plus de courant non plus et la ville est plongée dans une obscurité totale : cette canonnade tout à l’heure, au cœur du quartier ottoman – ne dit-on pas que ce sont des miliciens bosniaques, descendus de la ligne de front, qui se disputaient le contrôle d’un carrefour ? Qu’on dise ce que l’on veut. Dans cette obscurité d’aujourd’hui, je vois surtout l’image d’autre chose : cette ténèbre médiatique qui tombe, aussi, sur la ville. Déjà, les journalistes sont moins nombreux ou, quand ils sont là, moins fiévreux. Sarajevo était dans la lumière. Donc, dans l’Être et dans l’Histoire. Maintenant que la lumière tourne, elle plonge dans une nuit nouvelle qui est le nom moderne du néant. Un faisceau lumineux qui se déplace – et c’est assez pour qu’une cause juste devienne, sous vos yeux, une cause perdue.

On dit à Sarajevo : « Regardez les Palestiniens ; ils prennent ce qu’on leur offre ; ils acceptent le compromis » – et l’exemple vient conforter ceux qui consentent à signer. On dit : « Regardez l’attitude de l’Europe ; elle a compris, à la fin, que c’était eux ou le Hamas, l’islam laïc de l’OLP ou la dérive fondamentaliste » – et c’est l’espoir de ces autres musulmans laïcs (et, eux, attachés à l’Europe !) que sont les musulmans bosniaques. Mais il y a ceux, encore, qui répliquent : « Voyez l’histoire de l’OLP ; voyez ces terroristes devenus, grâce au terrorisme, respectables » – et c’est le discours d’une génération de désespérés qui sont déjà, ils l’ont compris, les damnés de la future Europe.

La vraie question que l’on se pose ici – encore que la plus obscure : que s’est-il réellement passé entre Israéliens et Palestiniens ? Est-ce la raison qui l’a emporté ? L’intérêt bien compris qui s’est imposé ? Se sont-ils dit, ensemble : « Rien ne sert de se battre ; nous avons tellement plus à gagner dans la paix que dans la guerre » ? Bref ont-ils compté ? calculé ? imaginé des plans Marshall ? Ou fut-ce un sursaut plus profond, une inspiration venue de plus haut et qui, au sens propre, les transcendait ? Le problème du Proche-Orient, avait coutume de dire Lévinas, est un problème spirituel qui ne sera résolu que par une conversion spirituelle – et c’est bien ce qu’a fait Rabin s’il a, comme on me le dit, cité l’Ecclésiaste dans son adresse. La raison contre la foi : ce serait un événement. La foi contre toute raison : ce serait un autre type d’événement.

Un dernier mot. J’imagine la ferveur des commentaires, à Paris. L’émoi, à peu près général. J’entends les mille analyses sur l’ère nouvelle qui s’est ouverte et ses irrésistibles développements. Eh bien c’est drôle – mais, vue d’ici, la chose paraît à la fois très belle et, hélas, plus compliquée. Une signature, dites-vous ? Une simple signature supposée venir à bout de tant de haine et de démence ? Puisse le point de vue de Sarajevo n’être pas, pour le coup, le juste point de vue. Mais enfin c’est le mien, ce matin, retour de ce village de Brda, en bas des monts Igman, que les Serbes, dans un accès de sauvagerie, ont transformé en un tas de cendres, de tôles froissées, de pierres calcinées ; et ce qu’il me dit, ce point de vue, c’est que l’homme est une espèce étrange pour qui le meurtre reste l’ordinaire, la civilisation l’exception – et dont il reste à démontrer qu’il n’aspire, au fond de lui, qu’à la paix.


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