Elle est aussi « laquée » que je l’imaginais. Mais moins gainée, moins corsetée – avec, dans le tailleur de velours frappé rose qui bâille sur sa nuque de bison, quelque chose de négligé, j’allais dire de lâché. Elle nous avait invités à déjeuner. Mais devant la reprise, en Bosnie centrale, des combats entre Croates et Musulmans elle a décidé de nous mettre au pain sec. « Les Croates sont vos alliés, hurle-t-elle d’une drôle de voix pointue ! Vous m’entendez ? Vos alliés ! Vous êtes, monsieur Tudjman et vous, mes agneaux sacrifiés ; je ne veux pas que mes agneaux sacrifiés s’entre-déchirent de cette façon. Vous voulez des armes, dites-vous ? Bon. Mais je vous préviens : qu’une seule de ces armes serve à prolonger cette stupide dispute et vous aurez affaire à Lady Thatcher ». Sur quoi, épuisée par l’effort, elle se tait, s’effondre presque, plongeant dans un mini-collapse d’où elle ne sera tirée que par un nouveau sursaut, suivi d’une nouvelle poussée d’adrénaline : « Vous êtes mes agneaux sacrifiés ; qu’une seule de ces armes, vous m’entendez, une seule, etc. ». Madame Thatcher, pendant quatre heures, ne dira quasiment rien d’autre. Les bourreaux doivent être de vrais bourreaux. Les victimes, de vraies victimes. Que le jeu se complique, qu’Izetbegovic et Tudjman aient l’outrecuidance de se quereller, et c’est un désordre insoutenable, une offense à sa personne – encore un peu et, comme les institutrices anglaises d’autrefois, elle les traitera de naughty boys et brandira son martinet. La Dame de fer n’aime pas les élèves dissipés. Ni les acteurs qui sortent de leur rôle. Elle n’a, en politique, qu’une idée : « Soyez fidèles à l’image que j’ai de vous et que requiert ma vision du monde ; car entre mon désir et l’ordre du monde – c’est l’ordre du monde que je choisis de changer ».

C’est la force qui impressionne, d’abord. Presque la puissance. Comme ce pape est incarné, me dis-je, avec ses grandes mains, son teint brique, son corps massif et vigoureux de vieux paysan polonais ! Mais quelques secondes passent… Quelques mots… Et c’est le sentiment inverse qui s’impose : une sorte de fragilité, de défaillance intimes – avec, dans le ton, une lassitude qui n’est pas seulement celle, j’en jurerais, d’un saint homme guéri des vaines séductions. Fatigué, alors ? Malade ? Un autre avenir, déjà, qu’il habiterait en secret ? Si j’avais un pari à faire, ce serait plutôt celui-ci : cet homme a cru, comme nul autre, au pouvoir temporel de l’Église ; il a pensé, et prêché, qu’elle était la jeunesse du monde ; il l’a lancée à l’assaut du siècle c’est-à-dire, au fond, du communisme; or la victoire est là, n’est-ce pas ? elle est totale, inespérée; et au lieu de l’apothéose, voici revenu le temps des tribus et des nations, des ethnies et des folies, toutes les vieilles hérésies qui refleurissent – jusqu’à ce monde orthodoxe qu’il a libéré de la tutelle et qui, d’Athènes à Sofia, de Belgrade à Moscou, ranime la guerre contre Rome. Amère victoire. Ruse de l’Histoire. Ah ! comme l’Église était belle, du temps du communisme ! En finir avec le communisme pour voir un musulman l’appeler à l’aide contre Byzance : si impénétrables que soient les desseins de Dieu, si familier qu’il soit lui-même des facéties de la Providence, comment ne serait-il pas troublé par cette étrange, et navrante, séquence ?

François Mitterrand, enfin. A quoi songe François Mitterrand, face à Alija Izetbegovic venu lui adresser, à son tour, son ultime et terrible prière ? A la détresse du peuple bosniaque ? A cette Europe qu’il sent si mal, depuis que s’y rallume l’obscure guerre des Balkans ? A ce monde qui n’est plus le sien et qui donne l’envie de dire, tel Chateaubriand à la fin des Mémoires : « A vous de jouer, messieurs ! ces scènes ne me regardent plus » ? A ce beau visage grave d’Izetbegovic qui, avec sa mâchoire un peu forte, son regard bleu très doux, ses lunettes trop grandes et ce palais présidentiel assiégé, là-bas, à Sarajevo, lui rappelle forcément quelque chose : Salvador Allende bien sûr, son ami Salvador Allende – c’est étrange… il a longtemps pensé qu’il pourrait être un nouvel Allende… mais non ! voyez comme les choses tournent… c’est le Bosniaque qui rafle le rôle… c’est lui, le nouvel Allende… Songe-t-il à son propre pouvoir défait ? A sa marge de manœuvre, si étroite ? Se dit-il : « Voilà l’occasion de rentrer dans le jeu, de reprendre l’initiative » ? Peut-être, oui, se dit-il tout cela. Mais qui connaît ce visage, y décèle un autre trait : chez cet homme impénétrable et qui excelle si bien, en principe, à dissimuler ses émotions, chez ce Monsieur Teste politique, tout d’intelligence et de calcul, un désarroi brut et que ne masque pas, pour une fois, l’habituelle brume de mystère ou d’équivoque. Je ne vois pas de solution, semble-t-il dire… Pas de solution… Et cette idée d’un conflit sans solution c’est, les philosophes l’ont toujours su, la définition même du Tragique… Aron disait de Giscard qu’il n’avait pas le sens du Tragique. François Mitterrand me permettra-t-il de dire qu’il l’a, lui, un peu trop – le drame bosniaque n’étant peut-être pas, après tout, si insoluble qu’il y paraît.


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