Le monde devient un musée et la vie intellectuelle un jubilé. Tout y passe. Les anniversaires. Les rétrospectives. Les morts. Les naissances. Le centenaire de ceci. Le tricentenaire de cela. Les écrivains et les savants. Les grands événements et les infimes. Jusqu’à Georges Pompidou dont on s’apprête à célébrer, entre Voltaire et Rabelais, le vingtième anniversaire – de quoi au juste ? on ne sait plus ! mais on célèbre ! on fête à grand fracas ! tout le monde est sur le pont pour l’inévitable cérémonie ! comme si le siècle finissant ne pouvait s’épargner une occasion de communier dans sa propre mémoire. L’Europe ne fait plus l’Histoire. Elle l’empaille. Et, l’empaillant, elle l’épuise. Le temps de l’Histoire finie aurait-il commencé ?

Qui est l’auteur masqué de ce Journal d’Édouard que publie, ces jours-ci, Olivier Orban ? Il a bien du talent, en tout cas. Un art, consommé, du portrait. Il a, comme dans tous les pastiches réussis, l’art de se glisser dans la peau – c’est-à-dire, en l’occurrence, dans la langue – du modèle qu’il s’est choisi. Confirmation éclatante de ce que j’ai, personnellement, toujours cru – à savoir : 1) que la politique est la forme moderne, non du tragique, mais du roman ; 2) qu’elle est, en ces temps de basses eaux littéraires, l’un de nos derniers gisements de minerai, de matière première, romanesques ; 3) que les intéressés ne deviennent vraiment eux-mêmes que lorsque ce romanesque les saisit et que l’on ne parvient plus à les démêler de leur double fictif, ironique – mais, d’une certaine façon, plus vrai que nature. Édouard Balladur baisse dans les sondages. Mais il devient une créature de fiction. En termes de destin, ceci vaut bien cela – voyez Mitterrand.

Les hommes politiques ont, comme les autres, leur scène traumatique originaire. C’est une rencontre pour l’un. Un appel du 18 Juin pour l’autre. C’est un Congrès de Tours pour le troisième, une grande querelle, une conversation. Eh bien je me demande si, pour l’actuel Premier ministre, cette scène primitive où tout se joue et, à l’infini, se rejouera, n’est pas celle de Mai 68 – ce cauchemar qu’il vécut, jeune fonctionnaire, auprès de Georges Pompidou et dont le souvenir ne l’aurait, dit-on, plus quitté. Il ne pense qu’à cela, raconte l’auteur du faux « Journal ». Il en voit partout les signes. Il les guette. Les hallucine. Une manifestation de marins pêcheurs, un monôme étudiant, une colère vague, et voilà le spectre de l’explosion sociale qui revient, le sol qui se dérobe – voilà cet homme serein, épris de calme et de volupté, que l’on sent magnétisé par cette tempête ancienne. Balladur, l’homme hanté. Politique et hantologie. De la compulsion de répétition, comme principe d’action politique. Avec danger, évidemment, du faux pas et du lapsus : ce risque, bien connu, de susciter ce que l’on redoute, de hâter ce que l’on croit conjurer – cette façon d’être aimanté par le vertige que l’on prétend, justement, éviter.

Un autre livre, celui de Nicole et Albert du Roy, sur la longue série de méprises, rendez-vous manqués ou batailles gagnées qui amena, un jour d’avril 1944, un certain Charles de Gaulle à reconnaître le droit de vote aux femmes. Ce qui fascine, dans cette affaire, c’est moins de savoir comment on y est arrivé que comment on a pu, si longtemps, s’en passer. On sait comment fonctionnait un stalinien. On comprend, même si on ne les approuve pas, les arguments d’un adversaire de la pilule ou d’un partisan de la colonisation. On conçoit, à la limite, comment pouvaient raisonner les adversaires de principe du suffrage universel. Mais comment, le principe de ce suffrage étant admis, le pays des droits de l’homme a pu en priver si longtemps « l’autre moitié du ciel », ce que la génération de nos grands-pères et de nos pères pouvait bien avoir dans la tête pour s’accommoder d’une société où les femmes ne votaient pas – voilà qui, à la lettre, passe l’imagination et l’entendement. Un demi-siècle à peine. Et le sentiment, très rare, d’un temps aussi reculé que la plus reculée des civilisations – Athènes, par exemple, où l’on invente la démocratie mais en refusant aux esclaves, métèques et autres barbares toute participation à la vie de la Cité.

Printemps 1944, toujours. Et autre anniversaire : celui du Débarquement. Avec cette question, qui déchaîne bien des passions : devait-on y associer, ou non, l’Allemagne ? et valait-il mieux prendre les Allemands tels qu’ils furent ou tels qu’ils devraient être, rêvent d’être et, souvent, sont devenus ? La meilleure idée est celle de Pierre Bergé proposant de réunir cinquante « jeunes » Allemands, nés le jour du Débarquement, et qui viendraient se réjouir avec nous de la défaite historique du nazisme. L’idée me plaît parce qu’elle prend à la lettre l’idéal du moi des Allemands d’aujourd’hui. Elle rompt avec l’idée, haïssable, de culpabilité collective sans les exempter pour autant du nécessaire travail de deuil. Elle dissocie les fils des pères sans tout à fait nier – d’où leur participation à l’événement – que, lorsque les raisins des seconds furent trop verts, les dents des premiers en sont, tout de même, « agacées ». Et puis elle me rappelle Les Enfants de minuit – ce merveilleux roman où Salman Rushdie invente sa série de personnages nés à l’heure même de l’indépendance de l’Inde. Où la politique, à nouveau, se voit rattrapée par la fable.


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