La guerre de Bosnie est-elle notre guerre d’Espagne ? C’est, depuis dix-huit mois, la question à ne pas poser – sous peine de passer pour un irresponsable ou un naïf. Eh bien voici un nouveau naïf. Il s’appelle Juan Goytisolo. Il sait, on voudra bien l’admettre, ce que parler veut dire quand il évoque la guerre d’Espagne. Et son Cahier de Sarajevo (Éditions de la « Nuée bleue ») est un long cri de colère contre l’universel consentement à cette non-intervention. Honte, dit-il, à ceux pour qui la vie d’un Bosniaque vaut moins qu’un baril de brut koweïtien. Honte à ces « médiateurs » dont le souci aura été, jusqu’au bout, d’obliger les victimes à céder. Honte à ces « juges » qui prétendent condamner les crimes contre l’humanité en Bosnie – mais dialoguent avec les criminels et entérinent leurs conquêtes. Aujourd’hui encore, dans Le Monde, la tribune d’un Boutros-Ghali dont l’insoutenable tartufferie ne semble faite que pour illustrer l’imprécation de l’écrivain. Pavane pour une Europe à l’agonie.

Delors, hier, à « Bouillon de culture ». Chirac, ce soir, chez Christine Ockrent. C’est drôle. Mais je ne parviens plus à regarder un homme politique à la télé sans voir à côté de lui, à sa place ou en surimpression, le visage de sa caricature telle que l’ont popularisée les désormais fameux « Guignols de l’info ». Il arrive que l’homme politique soit bon. Il lui arrive même, comme Chirac, d’être inhabituellement émouvant. N’empêche. Le guignol est là. Il le nargue. Il le harcèle. L’oublierait-il, l’oublierait-on, qu’il y a toujours un moment où il se rappelle à nous : « Ce tic ! cette intonation ! c’est fou, comme il lui ressemble !» – ou au contraire : « Ce cri ! cet accent ! merveille – il lui échappe ! ». Le vrai défi des politiques aujourd’hui ? Encore un peu et ce ne sera plus celui du chômage, ni de l’Europe, ni, encore moins, de la Bosnie – mais celui de cette envahissante poupée, devenue comme leur Surmoi public ou leur intime ennemi. Il y a ceux qui capitulent devant le Surmoi. Il y a ceux qui l’affrontent et en viennent à bout. Et il y a les électeurs, c’est-à-dire vous et moi, qui se surprennent à compter les points et enregistrer les minuscules – et provisoires – victoires que remporte chacun sur son pantin.

A propos d’Europe à l’agonie, et dans un tout autre genre, la fresque de Nicole Avril qui ressuscite la figure d’Élizabeth d’Autriche. Le mérite du livre ? Retrouver Élizabeth sous Sissi. C’est-à-dire, sous l’eau de rose et la guimauve, derrière le conte de fées et ses mièvreries obligées, le visage, autrement passionnant, de cette dernière reine de Babel, régnant sur un empire où se mêlaient tant de peuples, se parlaient tant de langues – et comprenant avant tout le monde (et avant, bien sûr, Stefan Zweig) que ce miracle n’aurait qu’un temps, qu’il était déjà le monde d’hier et qu’il précipiterait, en s’écroulant, l’Europe dans le chaos. Élisabeth ou le bonheur de l’Europe. Élisabeth ou le deuil éclatant d’un empire à la gloire étrangement oubliée. Que vivons-nous, à Sarajevo mais aussi ailleurs, sinon la nostalgie d’un âge où l’on était, à la fois, fils d’un sol et d’une idée ?

Comme les choses s’emballent ! Et comme nous zappons vite ! Un bon Delors, à la télé. Une Voynet qui chasse un Waechter. Une ou deux prestations de Rocard. Une petite phrase. Une autre. Un vague climat de contestation sociale. Et hop ! C’est reparti ! La ville ne bruit plus que d’une hypothétique « remontée » de la gauche. Et les spéculateurs de l’info qui, hier encore, la donnaient morte en seraient presque à jouer son possible, voire prochain, retour. Je suis, faut-il le préciser ? de ceux que la perspective, si elle se confirmait, réjouirait. Mais à cette nuance près, tout de même, que la gauche selon mes vœux est une gauche qui aurait mûri, tiré parti de ses échecs et profité de l’opposition pour entrer en oraison – toutes obligations dont cette fièvre, cette volatilité de nos opinions, ne peuvent que la dispenser. Ma crainte pour demain ? Une gauche que la frivolité du temps, et ses caprices, auraient implicitement convaincue que l’on peut revenir sans avoir réfléchi – et reprendre le pouvoir sans retrouver la maîtrise de soi.

Y a-t-il un recours possible pour les écrivains mal jugés ? Et que leur est-il permis d’espérer quand, en première instance, je veux dire de leur vivant, il ne leur est pas rendu justice ? Cette question, ils se la posent tous. Je n’en connais guère que, dans le secret d’eux-mêmes, elle ne préoccupe ou n’obsède. Or voici une page des Testaments trahis qui, d’une certaine façon, leur répond. Soit, dit Kundera, le cas du roman philosophique. Il y a là un genre à naître. Un beau territoire à conquérir. Il y a des écrivains – Broch, Musil, Gombrowicz – qui ont tous les titres à y prétendre. Mais survient La Nausée qui permet à Sartre de rafler la mise et d’incarner donc, à leur place, ces noces de la pensée et de la fiction. Injustice ? Sans doute. Mais sans appel. Sans révision, du moins à ce jour. On peut toujours rêver, bien sûr, de la revanche posthume de Kierkegaard ou de Stendhal : la règle est celle d’un baptême fatal – qui vous suit jusqu’au purgatoire.


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