Face à l’imbroglio de l’affaire Tapie, nous oscillons, il me semble, entre deux sentiments contradictoires. D’un côté : « Il n’y a rien de plus passionnant que ce feuilleton policier grandeur nature, avec ses vrais flics, ses faux témoins, ses alibis incertains, ses emplois du temps passés à la loupe – reality show d’un nouveau genre, dont le système médiatique programmerait les rebondissements ! ». De l’autre : « Il y a tant de choses plus importantes que ces tickets d’autoroute égarés, ces témoignages mal ajustés, ces agendas qui disparaissent ou ces pleins d’essence fantomatiques – le chômage par exemple, la Bosnie, la crise du Franc, tous ces « grands » sujets politiques qu’aura éclipsés le Spectacle et qui méritaient peut-être mieux que cette attention flottante et zappeuse. » Lequel de ces deux sentiments est-il le bon ? Ils le sont l’un et l’autre. Et il y a dans ce trouble même, dans cette hésitation à prendre parti, un signe qui ne trompe pas – comme si nous devinions, fût-ce de manière confuse, que ce feuilleton est un symptôme ; qu’il est, comme tout symptôme, dérisoire et décisif ; et qu’il nous raconte ceci – guère moins essentiel, dans le fond, que la crise de l’Europe et des monnaies : une société politique à l’agonie, peut-être déjà décomposée et qui n’aurait plus grand chemin à faire pour rattraper son modèle italien.

Le Conseil constitutionnel a-t-il bien fait d’annuler huit articles de la loi Pasqua ? La question, paradoxalement, n’est pas là. Elle est dans la possibilité même d’une décision qui s’oppose – c’est un fait – à la loi et en voit pâlir l’autorité. « Comment, s’insurgent certains ? Des juges, contre les élus ? Des sages, contre les députés ? Mais de quel droit, à la fin ? Au nom de quelle légitimité ? La démocratie n’est-elle pas la voix, imprescriptible et sacrée, du peuple ? Le peuple n’a- t-il pas, une fois qu’il s’est exprimé, par définition le dernier mot ? » A quoi le démocrate, le vrai, répondra : « La démocratie c’est le peuple en effet ; la volonté, souveraine, du peuple ; mais le peuple peut errer ; sa souveraineté, s’égarer; il peut, livré à lui-même, se donner de mauvais maîtres et choisir, cela s’est vu ! de grands et petits Hitler ; alors, pour parer au danger, pour conjurer ce péril d’un emportement toujours menaçant, la sagesse des siècles a prévu des recours – à commencer par cette idée d’une assemblée d’esprits raisonnables, supposés dépositaires d’une sorte de commandement supérieur ». Jadis on croyait en Dieu, et cela facilitait les choses. Aujourd’hui, on n’y croit guère – et je conçois que l’on voie moins bien, sauf à invoquer le Droit en majesté, à quelle source aller puiser la substance de ce commandement. Mais que la démocratie, pour survivre, doive en garder le souvenir, qu’elle tienne par ce double lien, horizontal entre les sujets, et vertical avec un principe transcendant, qu’elle combine cette double souveraineté, et du Peuple, et de la Loi, voilà qui est évident et qu’il serait tragique d’oublier. La Loi sans le Peuple ? La dictature, bien sûr. Mais le Peuple sans la Loi : le plébiscite, hélas – qui est, comme chacun sait, une autre forme de dictature.

Hasard – ou privilège ? – de l’été : Le Point fête Camus ; Le Monde, sous la plume de Josyane Savigneau, réhabilite, lui, Beauvoir ; et voici que nous reviennent, écho à peine assourdi, toutes ces voix d’autrefois, ces cris d’hier ou d’avant-hier, ces débats que nous pensions arbitrés, donc éteints ou étouffés, et dont nous nous redécouvrons, soudain, les tributaires. Êtes-vous Beauvoir ou plutôt Camus ? Jeune Fille rangée ou Mythe de Sisyphe ? Quelle position auriez-vous eue dans la dispute de L’Homme révolté ? Quelle attitude prendriez-vous encore dans l’interminable affaire, et discussion, du Deuxième Sexe ? Ç’aurait pu être l’autre feuilleton de l’été. Et, pour certains d’entre nous, ce le fut. Comme si, trente ou quarante ans après, se poursuivaient les mêmes querelles, les mêmes dialogues de sourds et se distribuaient, surtout, les mêmes éternelles lignes de partage : vous vous croyez de gauche, de droite, féministe, antiféministe, antitotalitaire sceptique, définitif ou provisoire – alors que vous mettez les pieds, simplement, dans des traces extrêmement anciennes. J’aime l’idée de ces mémoires longues, lentes à s’épuiser. J’aime que l’histoire de la littérature – et l’histoire de ceux qui la font – soit celle de cette rumination, de ce ressentiment indéfinis. La littérature comme hommage et vengeance. La pensée comme célébration et vendetta. Et si c’était le secret ? si c’était de se tenir ainsi, gouvernées par des astres morts, qui donnait, et à la littérature, et à la pensée, leur terrible vitalité ?

Ce mot de Bernanos : avoir la foi c’est, aujourd’hui, « croire en Satan ». Cette notation de Cocteau sur Berl : « il en arrive à croire à la survie de l’âme parce que Drieu le hante ». Le rapport entre ceci et cela ? et entre ces deux mots et moi ? Un seul l’aura compris – qui, je le sais, me lit.


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