Un dernier mot sur Thackeray et l’édition Folio de sa Foire aux vanités. On dit : « Mauvaise traduction ». Ou : « Traduction fautive ». Mais qu’est-ce, après tout, qu’une traduction fautive ? Et que serait la « juste » traduction qu’on semble lui opposer ? Mirage de la traduction parfaite. Illusion de la transcription – de la transposition – fidèle. La même illusion, au fond, que celle, toujours si sotte, d’une langue universelle où viendrait se retrouver une humanité originairement déchirée. Défendre, face à cela, l’idée des langues inconciliées. Rappeler, à tout le moins, que la traduction n’est un art, un genre littéraire à part entière, que pour autant qu’elle rompt avec le mythe de la communication parfaite. Baudelaire apprend l’anglais en traduisant Poe. Et de Gide, admirable traducteur de Shakespeare, on disait : « Il est devant le texte comme un sourd devant une partition ».
Retour à Paris. Affaire Gaillot. Voilà un évêque qui multiplie, depuis des années, les bravades. Accumule les provocations et les défis. Prend parti pour Arafat en 1987 et pour les intégristes de Folembray en 1994. Refuse, en matière de mœurs, les interdits dogmatiques traditionnels. Annonce que les homosexuels arriveront « les premiers » au paradis et que sa hiérarchie se rend coupable, face au sida, de « non-assistance à personne en danger ». Bref voilà un homme qui, de Froufrou à Gai Pied ou à Lui, ne perd pas une occasion de pourfendre l’attitude d’une Église qu’il juge, à tort ou à raison, « régressive » ou « réactionnaire ». Et voici ladite Église qui, de guerre lasse, finit par rappeler qu’elle est l’Église en effet, qu’elle a ses règles et sa discipline et que sa façon d’arbitrer ses querelles internes n’est pas celle d’une association de joueurs de boules ou d’un parti. Faut-il s’en indigner, vraiment ? Crier à la liberté d’expression menacée ? Et quelque sentiment qu’inspire le personnage, quoi que l’on pense des causes dont il se veut le héraut, n’y a-t-il pas quelque chose d’un peu ridicule dans cet automatisme de l’indignation qui s’empare, soudain, de chacun ? Mon cher Maurice Clavel : « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! »…
Jusqu’ici Woody Allen disait : « Les intellectuels sont, dans la vie, des personnages un peu ridicules ; ce sont des grands névrosés, des peine-à-jouir, des gibiers de psychanalyse ; ils sont, comme Thalès, la tête perdue dans les nuages et toujours près, n’est-ce pas, de tomber, eux aussi, dans le puits ». Avec son dernier film, et l’histoire de ce dramaturge incapable de finir sa propre pièce et qui, désespéré, s’en remet, pour ce faire, à un gangster, il me semble qu’il introduit cette nuance (cette idée) supplémentaires : « Les intellectuels sont, dans leur œuvre, des gens qui ne comprennent rien à ce qu’ils font ; ce sont des impotents, des impuissants, des ignorants ; et, avec son génie propre, avec son sens des choses de la vie et sa connaissance des âmes, le gangster en sait plus long sur ce dont ils se veulent, ou se croient, les spécialistes ». Alors, le film est drôle, bien sûr. Immensément réussi. Mais ce malaise, tout de même, chaque fois que la fiction tourne à la caricature et que la salle, par ses rires gras, salue la morale de la fable : « Pauvre dramaturge ! pitoyables écrivailleurs ! impuissants, non seulement à vivre, mais à faire leur propre travail ». Réécrire – mais comment ? – un éloge des intellectuels.
Une sorte d’intellectuel : Marin Karmitz. Les amateurs de littérature l’avaient croisé, il y a dix ans, dans un roman de Jorge Semprun, Netchaiev est de retour. Ils le retrouvent aujourd’hui, non plus en personnage, mais en auteur d’un livre dont le titre – Bande à part – est lui-même repris d’un des plus beaux films de Godard. Entre ces deux dates ? La poursuite d’une aventure suffisamment singulière pour que s’y arrêtent un instant ceux que fascine la comédie de l’époque et de ses destins. Cinéma et politique. Esthétique et marchandise. Itinéraire d’un enfant du gauchisme qui traverse le demi-siècle, épouse quelques-unes de ses métamorphoses et devient, à l’arrivée, l’un des premiers producteurs français – mais sans se renier et en restant fidèle, nous dit-il, aux principes de sa jeunesse. Bande à part, oui. Et, avec cette manière de bâtir un empire sur des mots d’ordre de résistance, l’un des grands écarts du moment.
Ouvrir un hebdomadaire et découvrir son nom dans l’organigramme du « club » – sic – des « conseillers » d’Édouard Balladur. Qui a écrit cela ? sur la foi de quelle information ? de quelle enquête ? de quelle déclaration, ou confidence, des intéressés eux-mêmes ? Nul ne le dit. Nul n’en sait rien. Et pour cause – puisque, dans mon cas (comme dans celui de Daniel Rondeau), l’idée est, évidemment, aussi saugrenue que dénuée de fondement. Mais bon. La rumeur est lancée. L’idée fait son chemin, et s’imprime. Les amis téléphonent – les uns pour s’inquiéter, les autres (époque oblige !) pour se réjouir et complimenter. Et personne, ou presque, pour entendre ce que j’ai toujours dit, et de mes choix de citoyen (Delors, Rocard), et de l’idée que je me fais de ma modeste tâche (un intellectuel n’a pas à s’enrôler sous telle ou telle bannière ; et le seul ministère auquel il doive prétendre est celui de l’opinion ou, s’il le peut, de la vérité)… Drôle d’histoire. Drôle de système où, en quelques heures, une billevesée devient une information et contraint, comme ici, au démenti.
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