Comment faire pour vivre plus longtemps qu’une voiture ou un chien ? » demandait Hemingway – qui répondait : « Écrire de beaux livres. » Eh bien c’est la même question que posait, l’autre soir, Bernard Pivot à François Mitterrand qui, n’étant pas écrivain mais chef d’État, répondait, lui : « Bâtir des monuments gigantesques ». On a voulu voir deux parties, distinctes, dans l’émission. C’est absurde. Car quand il racontait le Grand Louvre, quand il s’expliquait sur la Très Grande Bibliothèque, la Cité de la Musique ou l’Opéra, le téléspectateur devait comprendre qu’il parlait déjà de lui, de sa disparition prochaine et des moyens de la conjurer. Un dialogue sur la mort de bout en bout. La thanatologie dans tous ses états. Ce spectacle inouï d’un président donnant à voir son corps souffrant, peut-être agonisant – mais aussi (et c’était, je le répète, la même chose) les dispositifs qu’il met en œuvre pour vivre plus longtemps que lui-même. Paroles suffoquées. Silences éloquents. Le regard bouleversé de Pivot quand il ne sait pas encore si le vieux corps ira au bout de l’épreuve – et l’imperceptible soulagement quand reviennent le timbre de la voix, le geste familier des mains, la férocité du regard inchangé. La politique avait congé, ce soir-là. Ne restait que la vision, quasi sacrée, d’un Prince mettant en scène, et sa mort, et les modalités de son immortalité.

Recrudescence des bombardements sur Sarajevo. Menaces de Karadzic bien décidé, nous dit-il, à déclencher la « guerre totale » en Bosnie. J’entends Pierre Hassner, sur LCI, analyser le double – et tragique – paradoxe de la situation de nos casques bleus (Pierre Hassner dont il faut lire, soit dit en passant, La Violence et la Paix, ce remarquable recueil d’articles que publie, ces jours-ci, Le Seuil). Primo : il semble que les États soient infiniment plus choqués de voir assassinés deux casques bleus que d’assister, depuis trois ans, au massacre de deux cent mille civils – femmes et enfants compris – qu’ils avaient, en principe, mandat de protéger. Secundo : c’est si les « soldats de la paix » devaient partir que, pour les dégager, nous déclencherions l’engrenage, et peut-être l’intervention, que ni les tueries, ni les destructions massives, ni le triomphe de la purification ethnique et du racisme n’auraient réussi à susciter. Pauvre Bosnie ! Misère grandissante de son peuple abandonné ! Les semaines passent, et la honte demeure : exception faite de la gesticulation onusienne de ces dernières heures, nous aurons vécu cette interminable campagne sans que la question soit réellement évoquée ; et c’est comme si une élection avait eu lieu en 1938 sans que soient prononcés les mots d’« Anschluss », de « guerre d’Espagne », d’« Abyssinie ».

Édouard Balladur n’a commis, tactiquement parlant, qu’une vraie erreur depuis un mois : croire qu’il suffisait de répéter « démagogie ! démagogie ! » pour alerter les électeurs et les ramener dans la voie de la juste raison. La vérité, me semble-t-il, est que l’électorat sait ce qu’il fait. Il sait, dans les promesses qu’on lui adresse, la part de mensonge ou d’illusion. Mais tout se passe comme s’il s’octroyait le droit, l’espace de quelques semaines, de faire semblant de ne pas savoir et de croire, donc, à la fable. Sur ce besoin de croire, sur cette indispensable part de rêve, sur ce droit au mirage ou à la chimère que réclament les citoyens, on trouvera de belles pages dans le livre d’Alain Genestar (Français, si vous rêviez) paru avant la campagne mais qui en offrait, déjà, quelques-unes des plus précieuses clés. Et si une élection était, aussi, un carnaval ? Et si c’était le moment où l’on choisit, en connaissance de cause, de s’abuser, de se leurrer ? Et s’il y avait une inévitable orgie de signes qui sont comme la part maudite de la vie démocratique ?

Où en est, vraiment, François Mitterrand et que peut-il encore entendre de la souffrance des autres, ou du tragique des peuples ? C’est à Moscou – autant dire dans la capitale d’un pays qui mène, au même moment, en Tchétchénie, une guerre d’une violence effroyable – que l’on fêtera, le 8 Mai prochain, le cinquantième anniversaire de la victoire sur l’hitlérisme. De deux choses l’une. Ou bien il a, comme on le murmure parfois, choisi de démissionner la veille, jour même de l’élection de son successeur – et le premier geste de celui-ci sera de commémorer la défaite d’un fascisme en acceptant d’en cautionner un autre. Ou bien (et c’est l’hypothèse la plus probable) il est encore, ce jour-là, président de la République – et, alors, son dernier geste d’homme d’Etat, l’un de ces derniers mots, si essentiels, qui achèvent de donner sens à l’aventure d’une vie, consisteront à bénir un bourreau et à lui apporter le salut de la France. Un homme, Dominique Strauss-Kahn, semble avoir pris la mesure du problème et, là comme ici, du déshonneur. Une seule solution, dit-il, ce matin, à la radio : célébrer, bien sûr, la déroute du nazisme, mais en annonçant, dès aujourd’hui, que cela, en aucun cas, ne pourra se faire au Kremlin.

La fameuse phrase de Stendhal sur la politique dans le roman. Je la retrouve dans Le rouge et le noir et ne résiste pas au plaisir de la citer, pour une fois, en entier. « La politique, au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. »


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