Le président est d’humeur sombre, en ce matin d’avril. La solitude. L’ennui. La défaite, encore proche. Cette mélancolie nouvelle, qui date de sa maladie. Le Jardin sur l’Oronte de Barrés – à moins que ce ne soit Leurs Figures – dont il faut, pour l’Élysée, interrompre chaque jour la lecture. La librairie de la rue de Castiglione où il enrage de ne pouvoir aller et où un ami lui a signalé une édition rare d’A rebours. Et puis ce rendez-vous, maintenant, avec son ancien « conseiller spécial » qui lui apporte Verbatim – liasse de deux mille feuillets, aux dactylographies disparates et aux papiers collés, dont la physionomie seule suffit à l’agacer. Il avait expédié l’auteur à Londres ; le voici de retour, avec ce fâcheux paquet de mots…

Le « conseiller spécial » reconduit, il palpe l’objet. Le renifle. Il fait ce qu’on fait en pareil cas : un coup d’œil par ici ; un coup de sonde par là… Ah si seulement c’était un roman ! Un Duras par exemple… Un Sagan… Ou même un Attali… Car il aime bien les romans d’Attali. Ce n’est pas son genre, mais ça se laisse lire. Alors que là… Ces comptes-rendus… Ces conversations assommantes… Cette Thatcher et ce Gorbatchev, ce Kohl ou ce Reagan, tels qu’en eux- mêmes, hélas, la littérature ne les change pas. Il est accablé, le président. Agacé, et accablé. C’est si gros… Si indigeste… Aussi se garde-t-il, le soir venu, d’emporter le pensum avec lui – et retourne-t-il avec délices à son Jardin sur l’Oronte.

Huit jours passent. Peut-être quinze. Le manuscrit est toujours là, qui dort sur le bureau. Il regarde les premières pages — qui lui donnent un peu de cafard. Il va droit aux dernières, à cause du Rainbow Warrior. Mais pour le reste, il ne peut pas. Avec la meilleure des volontés, il n’y entre proprement pas. Si, au moins, il y avait un index… Ça n’a l’air de rien, un index… Mais ça sauve, dans ce genre de livres… On y cherche le nom des proches… Les, femmes… Les écrivains amis et donc, par exemple, Élie Wiesel… Mais voilà, il n’y a pas d’index. Il n’y a jamais d’index dans un manuscrit, ou un jeu d’épreuves, vu que la pagination n’y est pas faite. Et c’est l’autre raison qui rend illisible cet annuaire.

S’ajoute, faut-il le dire ? une déconvenue bien naturelle. Il savait, forcément, que le « conseiller spécial » écrivait. Mais il est ainsi fait, le président, qu’il se vit et se voit comme un personnage de roman. Et le mémorialiste qui, à ses côtés, consignait ses gestes et faits, il allait de soi qu’il serait une sorte de romancier. De Gaulle a eu Malraux… Napoléon, Las Cases… Eh bien il avait son Malraux – mais qui a choisi, il le découvre, de n’être que l’auteur de Verbatim : cette sténotypie morose, cette litanie prosaïque et sèche, ce mot à mot d’un règne qui eut aussi – il n’a tout de même pas rêvé ! – sa part de poésie. La rencontre avec Deng Xiaoping, par exemple. Est-ce qu’ils n’ont pas parlé, avec Deng, de la civilisation chinoise, des jésuites au XVIe siècle, de la tentation de l’Occident, de l’Orient, de la Révolution ? Le greffier n’en a retenu – il tombe par hasard sur la page – que de banales considérations commerciales et technologiques. Quel ennui ! Quelle déception !

Bref, le temps passe. Et, comme toujours avec le « conseiller spécial », il passe à grande allure. Car à peine s’est-il avisé qu’il a le fichu texte en dépôt, à peine a-t-il ruminé l’ampleur du malentendu – et il faut se prononcer, rendre la chose et se prononcer ! Pourquoi cette hâte, déjà ? Oui… La presse qui s’impatiente… La sortie du livre, précipitée… Pivot qui accueille X à telle date, Y et Z à telle autre et qui, pour le « mémorial » du mitterrandisme triomphant, n’a plus que le « créneau » de la semaine intermédiaire… Sacré conseiller spécial ! Il y aura toujours eu, entre eux, un problème et une histoire de temps. Mais bon. Puisqu’il faut un verdict, autant le rendre. Alors, il feuillette une dernière fois. Fait la grimace. Sourit. Car revoilà le conseiller spécial – qui vient, en toute innocence, chercher sa bénédiction.

Lui dira-t-il la vérité ? Lui avouera-t-il qu’il a juste ouvert le livre ? Il est tenté, bien sûr. Moins, d’ailleurs, par franchise qu’en vertu de cette cruauté qu’il réserve, dit-on, à ses familiers. Mais il le trouve si émouvant (et, soit dit en passant, si manifestement de bonne foi), avec sa façon de demander : « Alors, qu’en pensez- vous ? », qu’il y renonce aussitôt. Il n’exclut pas, bien entendu, que le conseiller joue au plus fin. Peut-être, oui, a-t-il compris et sait-il que lui, président, comprend aussi qu’il a compris. Mais cela devient trop compliqué… Décourageant de complication… De même que cette idée qui, un instant, l’effleure encore : n’aurait-il pas dû, pour expertise, donner le bloc à Beaucé (un écrivain, celui-là) ou à Bianco (qui, en ce moment, a du temps libre) ? Tout, en fait, est allé trop vite. Et il est, lui, trop loin de tout. Alors, de guerre lasse, et parce qu’il n’a décidément qu’une envie : pousser jusqu’à la rue de Castiglione et chercher son édition de Huysmans, il hausse les épaules et marmonne un nihil obstat où l’autre entend un imprimatur.

Indifférence du Prince. Candeur de son vassal. Ne voyez pas mystère là où ne règne, comme dans les fables, que le tout venant des passions humaines ; même si, hélas, le destin veillait – réglant, à l’insu de chacun, la machinerie d’un piège terrible qui, déjà, les condamnait.


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