Dimanche. 20 heures 30. Fin du journal télévisé. Apparaît soudain, entre sport et météo, le vieux visage apeuré, clignant dans la lumière trop vive, d’une de nos stars du muet – la grande Nathalie Sarraute. Que diable fait-elle là ? Elle qui ne s’était jamais livrée et devait un peu de son renom à cette invisibilité, qui a bien pu la convaincre de venir ainsi, deux minutes, répondre à des questions convenues ? J’imagine la pression des amis. Les ruses, ou flatteries, de la chaîne. L’alibi du Théâtre du Vieux Colombier qui rouvre, lui a-t-on dit, ses portes. Je pense aux écrivains, ses pairs, qui seraient peut-être venus – Proust, mais par conformisme ; Rimbaud, par provocation ; Hugo, pour convaincre ; Baudelaire, pour décevoir ; Duras, bien sûr – mais elle est faite pour la télé, Duras ; la télé n’existerait pas qu’elle trouverait le moyen d’y passer. Et c’est alors que me vient l’hypothèse, au fond, la plus vraisemblable : l’envie d’y aller, simplement ; le désir de renifler le machin ; une sorte de curiosité ultime à l’endroit de l’objet maudit – vieille intraitable qui finit par se rendre ; parfaite vertueuse qui, avant le paradis, ferait son petit tour en enfer. Qui consentirait â mourir sans rien savoir du goût du péché ?

C’était le secret le mieux gardé de l’histoire du cinéma français. Truffaut ne s’appelait pas Truffaut, mais Lévy. Il était le fils naturel d’un dentiste, juif, de Belfort. Et c’est à la fin de sa vie, avec le concours de l’agence de détectives privés repérée pendant le tournage de Baisers volés, qu’il retrouva ce père oublié – et dont le soupçon le taraudait. Cette étrange révélation, nous la devons au beau film de Serge Toubiana et Michel Pascal, François Truffaut, portraits volés. On y découvre un Truffaut plutôt noir, terriblement complexe et sombre, qui passa le plus clair de sa vie à poursuivre – fuir ? – une origine incertaine. Un Monsieur Klein à l’envers. Un homme talonné, rattrapé par son patronyme, mais sans jamais l’habiter tout à fait. Borges ne disait pas autre chose quand il parlait de cette « impayable dette d’un nom », qui est le lot des écrivains. Truffaut, écrivain ?

Le général Morillon fêtant la Pâque orthodoxe avec les chefs militaires serbes – et ce, l’après-midi même de la reddition de Srebrenica… On aura beau dire : l’image est rude ; et elle n’est, surtout, pas très « raccord » avec celles du général Courage que nous avons, à juste titre, tous admiré. Alors trahison ? Reniement ? Servitude d’un militaire qui est aussi, hélas, un diplomate ? Discipline onusienne ? Double discours ? Je parierai, personnellement, sur la singulière, et nouvelle, contingence des postures héroïques contemporaines. Morillon était un héros, l’autre semaine, debout sur son tank. Comme Eltsine l’était, sur le sien. Comme l’avait été, avant eux (curieuse, soit dit en passant, cette épidémie de chars dans l’imagerie héroïque récente…), le Chinois de Tien An Men. Mais peut- être en va-t-il de cet héroïsme comme de la célébrité selon Warhol : il dure le temps d’une image ; et cette image peut faire le tour du monde, entrer dans les chaumières et les consciences, on dirait qu’elle n’affecte pas l’âme même du « héros ». Héroïsme sans trace. Héroïsme zappé. Tandis que les Bosniaques agonisent, eux, bel et bien.

Etat de grâce, dit la rumeur ? Je préfère dire apesanteur. Flottement dans un ciel vide. Car l’événement est là : ce pouvoir sans ennemi, sans négatif ni opposition – l’équivalent, dans les affaires intérieures, de ce qui s’est passé, à l’échelle mondiale, avec l’implosion du communisme. Pour M. Balladur, c’est une chance. Mais c’est aussi un grand péril. Car un pouvoir sans contre-pouvoir ne va pas, comme on croit, au bout du pouvoir. Il hésite au contraire. Se distend. S’évanouit presque. Il flotte dans le vide, oui – jusqu’à ce que le vide l’attire et l’aspire.

Borgo San Sepolcro. Les plus beaux Piero della Francesca du monde. Et dîner, après la visite, avec Umberto Focchi, proustien comme seul un Italien peut l’être – visiblement très remué par les derniers rebondissements de l’affaire dite des « vertèbres du front de la tante Léonie ». Ces « vertèbres » sur un « front » sont l’une des images, on s’en souvient, qui avaient scandalisé Gide lors de sa première lecture, et de son refus, de La Recherche du temps perdu. Des générations de proustolâtres avaient, dans le monde entier, lavé l’outrage en montrant : l’un que l’image n’était pas si mauvaise ; l’autre, que le poète a tous les droits ; d’autres, qu’il suffirait à chacun d’observer le front d’une tante, ou d’une amante, pour constater que l’écrivain voyait juste et qu’un front peut avoir, en effet, de charmantes petites vertèbres. Or voici qu’un érudit, qui a eu l’idée toute bête de revenir au manuscrit, et dont la revue Poétique, puis le Monde des livres, relaient la découverte, abolit ces décennies de glose en s’avisant qu’il fallait lire, non « vertèbres », mais « véritables » – les véritables cheveux de tante Léonie… La découverte trouble-t-elle Focchi ? Se dit- il : « Que de vent, de bruit, d’agitation pour rien ! » Il compte venir à Paris, au contraire. Rumine une contre-attaque. Et entend prouver, me dit-il, que c’est le nouvel érudit qui s’est trompé, qu’il fallait bien lire « vertèbres », que ces vertèbres étaient bien sur le « front de la tante Léonie », etc. Miracle de la littérature, ce commentaire infini, cette glose inlassable et absurde – ces monuments d’encre et de papier dressés, à la lettre, sur le néant.


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