J’aurais voulu pouvoir offrir à Bernard Frank autant de place, dans ce bloc-notes, qu’il m’en a consacré dans le sien. Nous aurions parlé Littérature bien sûr. Et Stendhal. Et Chateaubriand. Et le gaullisme de Mauriac, que je persiste à trouver surprenant. Mais je me serais surtout intéressé, je crois, à l’allure du personnage. Son côté bougon. Un peu revêche. Ce mélange de malice et d’aigreur qui en fait le ministre de l’intérieur de nos lettres, veillant sur son pré carré, surveillant les allées et venues de chacun. Cette façon qu’il a, aussi, de recycler inlassablement ses textes. Ce coup de génie – car c’en est un – qui consiste à nous faire croire qu’une chronique de lui est inédite tant qu’il ne l’a pas rééditée au moins trois fois. Cet art d’accommoder les restes, ou de réchauffer ses vieux ragoûts, qui lui tient lieu d’art poétique. Je l’aurais décrit tel qu’il est : exactissime contrôleur, précis vivant de littérature. Tel que je l’imagine : sorte de Léautaud sans chat – mais peut-être, après tout, en a-t-il un ? – portant robe de chambre et bonnet, aimant les plats un peu lourds et les sauces bien allongées. A propos de sauces et de plats, je me serais penché sur ce cas – au fond, singulier – de confusion des genres entre critique littéraire et gastronomique : le seul qui, à ma connaissance, lorsqu’il n’a rien lu dans la semaine, nous parle des vins qu’il a aimés ou du dennier restaurant où il a pris ses habitudes. J’aurais essayé de décrire sa phrase, inimitable elle aussi, avec sa façon de prendre son temps et de se laisser piéger par sa propre mauvaise foi : elle veut être malveillante, on le sent ; elle peaufine sa perfidie ; puis la voici qui se ravise, tempère le fiel par une amabilité, avant de se décider à une pique qui est encore un demi-compliment. Bref j’avais envie d’un portrait de Bernard Frank. Mais, hélas, je ne le ferai pas. Car je ne voudrais pas finir l’année – et ce bloc-notes sera le dernier avant mon retour de Sarajevo, au début de l’année prochaine – sans dire tout de même un mot d’une ou deux affaires, plus décisives.
La première concerne, justement, Sarajevo où je retourne donc, aujourd’hui, 20 décembre, une nouvelle fois. Ce que je vais y faire ? Ces deux minutes quotidiennes d’images que nous nous sommes, à Arte, engagés à insérer au début de notre Journal. Ce film de cinéma, auquel je travaille depuis des mois, et qui sera mon hommage – personnel – à la résistance des Bosniaques. Écrire des articles. Finir un livre. Voir des amis, simplement des amis – ces amis que je me suis faits au fil de mes séjours dans la ville assiégée et qui vivent, depuis presque deux ans, dans un état de précarité insensé. Bref faire mon métier, à la fois d’intellectuel et d’homme, en un lieu où l’on bafoue, et le simple honneur des hommes, et la possibilité de penser. J’ai bien vu, l’autre jour, à la télévision, que j’avais blessé le général Briquemont, commandant des forces de l’ONU à Sarajevo, en disant ce que m’inspirait notre attitude dans ce conflit. Il a eu tort. Car ce ne sont pas les hommes que je mettais en cause. Encore moins ses hommes – qui font un travail admirable et risquent quotidiennement leur peau dans le cadre d’un mandat aussi incompréhensible qu’intenable. Non. C’est au mandat que j’en avais. Donc aux politiques qui l’ont défini. Et à une communauté de nations qui sut lever une armada pour bouter Saddam hors du Koweït et n’est pas capable d’envoyer quelques avions bombarder les batteries serbes qui mêleront, ce dimanche, le bruit de leurs obus à celui des carillons de Noël. Je respecte les casques bleus. Mais je méprise – comme eux, je crois – une diplomatie onusienne qui laisse agoniser les Bosniaques et, avec eux, les valeurs de l’Europe.
L’autre chose que je voulais dire, avant que ne s’achève l’année, concerne cette paix israélo-palestinienne qui était, elle, en revanche, la bonne nouvelle de la saison, dont nous avons été innombrables à saluer les heureuses prémisses et qui semble, aux dernières nouvelles, sur le point de s’enliser. Il y a eu une belle image : la poignée de main, historique, entre Arafat et Rabin. Une mise en scène de génie, signée de Bill Clinton et de la troupe de la Maison Blanche. Il y a eu un moment d’euphorie, et comme de grâce cathodique, où l’on a cru qu’un symbole pouvait effacer, à soi seul, des décennies de malentendu. En sommes-nous si sûrs, aujourd’hui ? Sommes-nous bien certains que le Tragique (c’est-à-dire, au sens propre, l’irréductible affrontement d’intérêts, voire de passions, contraires) soit soluble dans le cliché ? Pensons-nous, en un mot, qu’il suffise d’une image pour remonter le cours d’une Histoire où s’affrontent, pis que des idéologies, des eschatologies concurrentes ? Je l’espère, bien entendu. De toute mon âme, et comme chacun, je l’espère. Mais je suis loin d’en être sûr. Et j’ai le sentiment, là encore, que c’est à reculons, dans l’obscur, que nous entrons dans la nouvelle année.
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