Mais non, bien entendu, il ne faut pas « boycotter » les villes conquises par le Front national. Car prenez Toulon, par exemple. Il y a tout de même, à Toulon, deux électeurs sur trois qui n’ont pas voté pour le nouveau maire lepéniste. Faut-il les sanctionner, eux aussi ? les confondre dans le même opprobre ? et n’est-il pas, non seulement plus efficace, mais plus moral, d’aller au contraire à leur rencontre – ne serait- ce que pour les soutenir et leur montrer qu’ils ne sont pas seuls ? J’étais à Vitrolles la semaine dernière, quand il s’agissait de barrer la route à l’extrême-droite. J’irais, la semaine prochaine, à Toulon si j’avais le sentiment, ce faisant, d’aider ceux qui n’ont pas endigué la vague mais n’abandonnent pas – et heureusement ! – l’idée d’y résister. Bref qu’un maire néofasciste annule le concert de Patrick Bruel, c’est ce que l’on pouvait craindre. Mais que Bruel s’annule lui- même, qu’il se censure avant les censeurs et qu’il prive, autrement dit, la ville d’une manifestation musicale qui aurait forcément tourné à la manifestation anti-Le Pen, voilà qui est étrange et, pour tout dire, un peu absurde. Générosité de Bruel. Évidentes bonnes intentions. Mais est-ce, tactiquement, ce qu’il fallait faire ?

Il y a un film à voir cette semaine, à Paris – et si j’étais lecteur de cette chronique, compte tenu de la durée de vie de plus en plus incertaine, sur les écrans, des vrais beaux films d’auteur, j’essaierais de ne pas trop tarder : c’est l’Augustin d’Anne Fontaine, conte insolite et désopilant, dominé par un acteur inconnu mais assez génial – et où l’on ne sait trop ce qui l’emporte de la mélancolie joyeuse ou de la plus généreuse des dérisions. Jubilation constante. Intelligence des situations. Mise en péril, permanente, de la frontière du réel et de la fiction. Et des scènes si bien pensées, composées, calculées, qu’elles en ont l’air improvisées. J’ai écrit un jour, ici même, que les films devraient être comme les livres et avoir des longueurs variables – dix minutes, ou dix heures, selon leur rythme propre et leur intime nécessité. Eh bien ce film-ci dure une heure et une minute. Et l’on se dit, quand on en sort : « A la minute près, c’est sa longueur ».

Ce qu’il y a de plus embêtant dans l’affaire des deux éditions successives, chez Gallimard, des nouvelles « inédites » de Hemingway c’est que l’on pourrait passer à côté de l’importante préface que Philippe Sollers a donnée à la seconde. Ce serait dommage. Car ce théoricien des « exceptions » a, comme d’habitude, vu l’essentiel. D’un côté, dit-il en substance, un homme qui se met en règle avec le monde en lui donnant son compte de comédie : des guerres, des combats de boxe, Ava Gardner, une corrida – tous ces gros morceaux de légende qu’exige le Spectacle et dont il fait son carburant. Et puis, ensuite, dans le dos de ce Spectacle, et une fois qu’il lui a donné le matériau qu’il va charbonner, de la pensée, de la finesse, un dialogue pour rien, une subtilité psychologique, une description, bref, de la littérature, cette marchandise improbable, invendable, qui ne passe jamais qu’en contrebande, sous d’autres pavillons – et ce sont les très beaux romans de la fin. Une seule question. De qui parle Sollers, dans son texte ? De Hemingway, vraiment ? Ou de tout écrivain, pour peu qu’il ait une « stratégie d’ensemble » ?

Pauvre Cioran ! Rien ne lui aura été épargné. Ni la maladie, interminable. Ni l’aphasie, baudelairienne. Ni la curée nécrologique – lui que la perspective même d’avoir, un jour, des biographes dissuadait, disait-il, « d’avoir une vie ». Et puis enfin, ce matin, cette messe que l’on célèbre, me dit-on, en l’église orthodoxe roumaine de la rue Jean-de-Beauvais ! Dans quelle cervelle a bien pu germer cette idée ? Qui a pu infliger une messe, et roumaine de surcroît, à ce fils de pope transylvain qui s’est fait un devoir sacré de trahir sa langue maternelle, de renier sa religion paternelle et de désavouer, par méthode, jusqu’à l’idée de « roumanité » ? Des amis trop zélés ? Une veuve abusive ? Allez savoir ! Mais la preuve est là. On peut faire n’importe quoi du cadavre d’un écrivain : son corps, sans doute – mais aussi, et c’est presque pire, son âme.

Interrogé par Josyane Savigneau, pour Le Monde, à propos de la nouvelle position iranienne sur la question Rushdie. Je lui exprime mon espoir, bien sûr – mais aussi mon scepticisme et ma crainte. Car qui nous dit, après tout, que les ayatollahs ne sont pas en train de changer, simplement, de stratégie ? Ils passeraient à une fatwah plus discrète. Ils inventeraient une fatwah silencieuse. Ils conjugueraient fatwah et mafia, veillant à ce que le contrat, comme tous les vrais contrats mafieux, soit exécuté dans l’ombre, la clandestinité, le secret. Et ils renoueraient, de la sorte, avec des méthodes plus traditionnelles et, peut-être, plus sûres d’élimination des opposants : celle de Mussolini ordonnant, sans tapage, la liquidation des frères Rossetti ou celle de Staline lâchant les tueurs du NKVD aux trousses d’un Reiss ou d’un Trotsky. Scénario catastrophe ? Sans doute. Mais rien n’autorise, pour l’heure, à l’écarter. Rien ne permet d’exclure que l’on voie un jour surgir un Ramon Mercader chiite qui, au terme d’une longue traque, et pour le compte d’un pouvoir qui se serait, d’avance, innocenté, exécuterait une sentence dont on nous rappelle, par ailleurs, qu’elle est théologiquement imprescriptible. Prudence, donc. Vigilance. Et frivolité de ceux qui, ce jeudi, crient naïvement victoire, s’exclament « l’affaire Rushdie est terminée » et, en échange de bonnes paroles, s’apprêtent à tourner la page.


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