Le Chien de Montaldo. Le Grand amour d’Orsenna. Le Verbatim de Jacques Attali. Et, bientôt, le Giesbert. Il y a un point commun entre ces titres – ou plutôt deux. Ce sont des best-sellers. Et ce sont des livres qui, surtout, font de François Mitterrand leur héros. Vive agitation, du coup, chez les éditeurs de France et de Navarre : le président ferait-il vendre ? suffirait-il qu’il soit le sujet d’un livre pour que le livre fasse un tabac ? serait-il en train de devenir, à lui seul, dans un marché quasi sinistré, un filon éditorial ? et si tel était le cas, si l’homme de la force tranquille troquait ses électeurs contre des lecteurs, à quoi faudrait-il imputer cette métamorphose, cette alchimie ? Un mitterrandiste dirait : « C’est la preuve qu’on l’aime encore – fût-ce dans le secret des cœurs ». Un antimitterrandiste : « La haine qu’il inspire est sans limites – ce qu’on cherche, dans ces livres, c’est des raisons de le mieux détester ». On permettra au romancier d’avancer une troisième raison qui a, au moins, le mérite de n’être point politique : Mitterrand est une figure, voilà tout ; une créature de fable et de roman ; ce qui, par les temps qui courent, et vu le prosaïsme ambiant, devient la denrée la plus rare et, donc, la plus courue. Vous en connaissez beaucoup, vous, d’hommes d’État qui aient une gueule de personnage historique ? Là, l’époque en tient un. Alors elle se jette dessus, s’en repaît, ne le lâche plus – elle qui vit (et meurt) d’éphémère, s’enivre de paroles ou, d’ailleurs, de silences où elle croit pouvoir renifler comme un parfum de « vraie » Histoire. Mitterrand, grimoire vivant. Mitterrand, bloc de mémoire. Je l’ai dit, il y a quelques semaines : mais, des innombrables avatars qu’aura connus cet homme, allez savoir si ce n’est pas celui où, à la fin des fins, il se reconnaîtra le mieux !

Préférer le Jockey Club à l’Académie et le faubourg Saint-Germain à la Sorbonne. Fréquenter l’univers des courses et des bals, plutôt que celui des écrivains. Voir dans la comtesse de Guerne « l’une des deux oui trois grandes figures musicales devant lesquelles ! les véritables artistes s’inclinent » et, en matière d’« artistes véritables », placer Montesquiou avant Mallarmé ou voir dans L’Esther de Reynaldo Hahn toutes les « grâces » du « récit biblique » alliées à celles de la « tragédie racinienne »… Ce ne sont que quelques-uns des « choix » qui ressortent des Écrits mondains de Proust, exhumés par Jean Claude Zylberstein dans la collection 10/18. Et je ne vois dans la littérature contemporaine que deux autres exemples – majeurs, s’entend – de cette bien singulière inversion. Celui de d’Annunzio professant, lui aussi, qu’aucun commerce d’écrivain ne vaut la conversation d’un prince romain. Et celui, une fois de plus, de Jean Genet que l’on n’aurait jamais fait renoncer, pour un dîner avec Monsieur Sartre, à une virée avec un giton ou un mauvais garçon. Leur point commun à tous les trois ? Une certaine liberté d’allure. Une forme d’extravagance. Mais aussi – et c’est plus important – cette idée que ce qui compte, chez les êtres, c’est moins les œuvres que les signes. Une vie comme une lettre… Un homme comme un hiéroglyphe… L’entière humanité, semblable à un linéaire B dont il leur reviendrait de percer le chiffre et le secret… Jouer les signes contre les discours, c’est le propre de l’écrivain « mondain ». Suggestion (à vérifier) : et si c’était aussi, par extension, celui de l’écrivain tout court ?

Soljénitsyne à « Bouillon de culture » – j’allais dire à « Apostrophes ». Passionnant, bien entendu. Par moments, presque bouleversant. Avec un Pivot au

meilleur de lui-même – ce rôle de « passeur » faussement innocent qui est, de tous, son meilleur emploi. Pourquoi ce trouble, alors, quand s’achève l’émission ? Pourquoi ce léger malaise que je ne suis pas, il me semble, le seul à éprouver ? Soljénitsyne est l’homme d’un livre. Il est, dans l’histoire de la littérature de tous

les temps, l’un des très rares auteurs à avoir écrit un texte (L’Archipel) dont on puisse dire, sans emphase aucune : « Il a bouleversé le monde, changé la face de la planète ». Alors il est écrit, ce texte. Et comme il est écrit, il le réécrit. On a parfois même le sentiment qu’il n’en finit pas de le retoucher et de le remettre sur le métier – une interminable glose, oui, autour d’une œuvre unique, et qui justifie une vie. En sorte que, pour le reste… Oh ! mon Dieu, le reste… Que peut-on bien faire d’autre, pour le reste, que bavarder avec Pivot, discuter avec Kadaré ou même – le temps est si long ! – s’arrêter un moment chez de Villiers, du côté du Puy-du-Fou ? Soljénitsyne, absorbé par son livre, épuisé par le geste de l’avoir écrit et d’abord, bien entendu, vécu – Soljénitsyne aspiré dans le grand trou sidéral, et noir, de la dernière œuvre à avoir, je le répète, révolutionné l’ordre des choses. De l’inconvénient, pour un écrivain, d’être né génial et géant.


Autres contenus sur ces thèmes