« Supposons, écrit Jean Daniel, que les Bosniaques acceptent le plan de paix qu’on leur impose. Imaginons que, sous la pression d’un Occident moins soucieux de rétablir le droit que d’en finir avec la guerre, ils renoncent à recouvrer ce qui, jusqu’à plus ample informé, et selon la loi internationale, demeure leur territoire. Serai-je de ces « jusqu’auboutistes » – Daniel n’emploie pas le mot, mais c’est l’idée – qui regretteront le compromis, le combattront et, éventuellement, le déconseilleront ? Puisque la question est directe, la réponse le sera aussi. Je dirai, ce jour-là, ce que diront les Bosniaques eux-mêmes. Je me rangerai à une décision qui appartient au président Izetbegovic, à son armée, à son parlement – et à eux seuls. Mais nul ne m’empêchera de penser alors – et de dire – l’évidence qui s’imposera : à savoir que le fascisme aura triomphé – obtenant par la paix ce qu’il n’était, qu’on le veuille ou non, pas arrivé à gagner par la guerre.

La gauche est en coma dépassé. Mais la droite se porte-t-elle vraiment mieux ? Vanités de Raymond Barre. Impatiences de Jacques Chirac. Perfidies d’un Giscard que l’on sent décidé, lui, à jouer le tout pour le tout. Sans parler des seconds, troisièmes ou quatrièmes couteaux qui s’essaient, tour à tour, à l’occasion des européennes, au jeu délicieux des petites phrases – « un instant d’attention, s’il vous plaît ! une seconde de projecteur ! je suis prêt à tout dire, tout faire, tout essayer – pourvu que me soit accordée cette miette de visibilité qui est, sous l’empire du Télétat, la forme suprême de l’existence ». Le romancier se réjouira du spectacle de ces passions mises à nu. L’analyste se résignera à ce qui apparaît, en cet âge cathodique, comme l’ordinaire du jeu démocratique. Si j’étais un responsable ou un électeur de la majorité, je crois, en revanche, que je m’inquiéterais – songeant à la phrase de Duchamp : « Chacun pour soi, avant le naufrage ».

Un mot, puisque j’évoque Duchamp, sur le film de Spielberg. Je n’ai rien à ajouter à ce qui a pu être dit – notamment ici – sur la force du film, sa beauté, l’émotion qu’il dégage, sa vertu. Reste la question de son style, de son régime de vérité – reste, pour parler comme Duchamp, cet art du « trompe-l’œil » dans lequel il a choisi de s’inscrire et auquel il doit, en effet, quelques-unes de ses performances. On songe aux grands illusionnistes du genre. On songe aux Concourt louant tel ou tel peintre d’avoir si exactement rendu « la transparence d’ambre du raisin blanc, le givre du sucre de la prune, la pourpre humide des fraises, la couperose des vieilles pommes ». Mais était-il question, cette fois, de vieilles pommes ? Auschwitz, puisqu’il s’agit d’Auschwitz, était-il une nature morte dont il convenait de rendre jusqu’au plus humble ou terrible détail ? Vieille question de ce qui est nommable, et de ce qui ne l’est pas. Éternel problème de ce qui, dans la tradition juive et dans cet épisode, surtout, de sa tragique histoire, doit demeurer infigurable. S’il y a un péché dans le film, c’est le péché d’idolâtrie. Et il y a, quand on parle de la Shoah, une seule forme possible de piété : ne pas céder à la tentation de l’image – qu’elle soit peinte, taillée ou filmée. Un seul, comme on sait, y parvint – que La Liste de Schindler contraint, une fois de plus, à nommer : l’iconoclaste Claude Lanzmann.

Pourquoi, chez les philosophes, ce qu’il est convenu d’appeler le « jargon » ? A quelle logique obéit-il – et ne peuvent-ils, réellement, s’en passer ? Je me pose la question à la lecture du livre de Vincent Peillon consacré à Merleau-Ponty – puis des pages de Merleau lui-même, que je retrouve dans la foulée. Soit, comme c’est ici le cas, une philosophie nouvelle. Soit, la composant, des concepts inédits ou neufs. 11 y a deux façons, et deux seulement, de faire en sorte qu’ils passent et s’imposent. Soit conserver les mots anciens – mais usés et marqués par l’usage : le texte sera limpide, mais induira l’esprit sur de fausses pistes. Soit adapter les noms aux choses – et, pour des concepts neufs, inventer des mots qui le soient aussi : la lecture butera sur ces mots, elle paraîtra, de prime abord, plus obscure – mais ne sera-t-elle pas, cette « obscurité », la condition même de la rigueur et, par conséquent, d’une clarté supérieure ? Éloge, en philosophie, du jargon.

On connaît les romans de Daniel Rondeau. On se souvient de ses engagements. On sait avec quelle ferveur il a, depuis vingt-cinq ans, chaussé les bottes de cet aventurier dont son ami Roger Stéphane a naguère fixé le type. Ce qu’il nous donne aujourd’hui c’est, avec ces Fêtes partagées que publie Nicole Lattès, le paysage imaginaire – c’est-à-dire, pour un écrivain, réel – où, depuis le tout début, la partie se jouait en secret. Anecdotes. Rencontres. Croquis, pris sur le vif ou à distance. Voyages. Conversations. Il y a de l’« exercice d’admiration » dans ce recueil et, à travers l’exercice, une manière, à peine déguisée, de décliner son identité. Rondeau abat son jeu. Il nous dit qui il admire, qui le hante ou le fascine. Et c’est, en parlant des autres, une façon de parler de soi – mais plus juste, plus précise, que s’il nous avait, en pied, brossé son autoportrait. Heure, toujours émouvante, d’un mentir-vrai qui est, pour les romanciers, le seul moment de sincérité.$


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