Ah ! le lâche soulagement que l’on sent, ce matin, dans la plupart des chancelleries : « Le président bosniaque Izetbegovic mis en minorité à Sarajevo ! destitué peut-être ! renversé ! et, au lieu de cet intraitable, à la place de ce combattant à la nuque un peu trop raide, un brave et bon collabo qui sait ce que Realpolitik veut dire et se contentera, entre Bihac et Sarajevo, d’une sorte de mini-Vichy ! » Le soulagement, grâce au ciel, aura été de courte durée. Et, à l’heure où j’écris ces lignes, il semble qu’Alija Izetbegovic demeure, pour les habitants de la Bosnie, l’incarnation de la résistance. Je dis « grâce au ciel » car l’alternative est claire. Ou bien Izetbegovic tient et nous trouvons, avec lui, le moyen de sauver ce qui peut l’être, non seulement de la nation, mais de l’idée bosniaque (et j’adjure, soit dit en passant, les journalistes, intellectuels et commentateurs, de cesser de dire « musulmans » quand ils veulent parler des « Bosniaques » – car réduire aux seuls musulmans la population cosmopolite qui résiste à Sarajevo c’est donner raison, déjà, aux purificateurs et aux tueurs). Ou bien nous l’abandonnons, nous appelons de nos vœux la venue d’un Pétain ou d’un Quisling, nous tenons à ce Quisling le langage de fermeté que nous n’avons (et c’est un comble !) jamais tenu à Milosevic, nous lui demandons de signer l’arrêt de mort de son pays – et alors, prenons-y garde : nous aurons, non seulement Vichy, mais Gaza ; quatre ou cinq bandes de Gaza, autant que de zones dites « de sécurité » – avec, au cœur de chacune, un inévitable foyer de haine, de désespoir et de terreur.

« Pourquoi, nous demandait-on, tant d’agitation autour de Rushdie ? Pourquoi cette fièvre ? Cette obsession ? Et fallait-il, pour un homme seul, mobiliser cet arsenal ? ». Eh bien la réponse, la voici. Elle nous vient d’Algérie où nous apprenons avec horreur qu’un sixième intellectuel vient d’être assassiné par les islamistes. Son crime ? Être un intellectuel, justement ; rien qu’un intellectuel ; quelqu’un qui fait métier de penser dans un pays où, quand ils entendent le mot « pensée », d’aucuns sortent une sourate et, après elle, un revolver ; l’un de ces innombrables professionnels de la pensée dont les noms sont affichés, paraît-il, aux portes des mosquées et désignés, ainsi, à la vindicte des assassins. Nul ne peut dire, bien entendu, que leur sort eût été différent s’ils avaient su – et nous, avec eux – défendre Salman Rushdie. Mais ce qui est sûr, c’est que le mécanisme est le même. Exactement le même. A cette réserve près (mais qui ne fait qu’ajouter, s’il se peut, à l’abomination du crime) que Rushdie avait un visage, celui d’un écrivain déjà célèbre, alors qu’eux n’en ont pas – obscurs professeurs, penseurs ou écrivains peu illustres, hommes sans renom et presque sans nom qui n’entreront dans la lumière qu’à l’instant, suprême dérision ! où les atteindra la balle du tueur. Ainsi va, comme toujours, la terreur. Elle se donne des modèles, et les diffuse. Des prototypes, et les multiplie. Elle met au point ses armes fatales (la bombe, en l’occurrence, anti-Rushdie) et, devant l’indifférence générale, les miniaturise à loisir. Haine de la pensée. Guerre à l’intelligence. Nous serons tous, un jour, des Salman Rushdie si nous ne savons, à temps, identifier les nouveaux barbares.

Il avait un drôle de visage, Jean Cau. Cassé. Tout de guingois. Comme s’il était tiré de deux côtés à la fois ou comme si deux âmes distinctes l’habitaient, et le sculptaient, en secret. Il y avait le Cau des années glorieuses, secrétaire de Sartre et vedette de Saint-Germain-des-Prés. Et puis il y avait l’autre, celui qui l’avait abjuré et faisait vertu de cette abjuration : un Cau plus âpre, presque rageur, qui poussait ce goût du reniement jusqu’à refuser, le plus souvent, d’évoquer le moindre souvenir datant de la période ancienne. Claude Lanzmann, l’un de ses plus vieux amis, me dit que c’est un peu par hasard qu’il était devenu sartrien : jeune normalien, à la façon d’un ambitieux du siècle passé, il avait écrit à tous les grands écrivains du moment et c’est tout simplement lui, Sartre, qui avait répondu le premier… Moi qui le connaissais beaucoup moins bien mais l’ai parfois observé, j’ai idée qu’il y avait autre chose : une blessure, peut-être ; ou une fêlure ; ou une brûlure, dans cette première vie, qu’il fallait à tout prix oublier ; à moins que ce ne fût cette sombre passion, commune à bien des écrivains (et Cau, on ne l’a pas assez dit, était d’abord un écrivain), qu’est la passion du désaveu. Être un autre… Absolument un autre… L’être sans reste ni nostalgie, sans trace ni mélancolie… Devenir un traître à soi-même, un déserteur définitif – quelqu’un qui mettrait son point d’honneur à pouvoir déclarer : « Nul n’aura, plus que moi, été infidèle à sa jeunesse ». J’étais rarement d’accord avec Cau. Mais j’aimais cette façon, chez lui, de n’appartenir à personne – pas même, si l’hypothèse est juste, à son propre destin et à soi.


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