Cannes. Ce qu’on ne dit pas assez du Festival pensé, fomenté, par Gilles Jacob : il offre, non un état du cinéma, mais un état du monde. Prenez la sélection de cette année (comme, d’ailleurs, des années précédentes). Je lis qu’il aurait « dosé » films français et étrangers, européens et américains, premiers films et cinéastes confirmés, j’entends même qu’il aurait composé son anthologie en fonction des « vedettes » susceptibles d’accompagner ou non les œuvres sélectionnées – encore un peu et on nous raconterait qu’il fabrique sa sélection comme Juppé un gouvernement. Qu’il y ait aussi des soucis « stratégiques » dans une sélection cannoise c’est, évidemment, possible. Mais ce qui me frappe, moi, c’est la formidable cohérence esthétique, donc éthique, du paysage et c’est l’impression que, si on mettait bout à bout cette collection d’images, on aurait une idée, ma foi, assez juste de l’état présent de nos esprits, de nos imaginaires, de nos espérances, de nos peurs. Vue aérienne de la planète. Photographie, à l’instant T, d’un monde et de ses âmes. Cannes ou l’état des choses.

Émotion cannoise. Le film de Kassovitz. Un vrai film noir. Un vrai film prémonitoire. Un cinéaste français qui filme – enfin ! – comme Scorsese ou Spike Lee. Ce qu’est un lien social et comment il se rompt : une vraie question ; un cinéaste pour la traiter.

Autre émotion cannoise. Le Land and freedom de Ken Loach. Un vrai film sur la guerre d’Espagne. Mais, aussi, sur d’autres guerres. Ce qu’est une cause juste, qui sont ceux qui la défendent, pourquoi ce sont des héros et pourquoi les héros ne sont pas des saints : une vraie réflexion de fond ; des images pour la mener ; je pense – comment faire autrement ? – aux images de la pauvre Bosnie.

La Bosnie, justement. Mon film sur la Bosnie. Un an déjà que, grâce à Gilles Jacob justement, Bosna ! arrivait sur la Croisette et, avec lui, quelques-uns des témoins, vivants ou morts, de la résistance bosniaque. Ce que vaudraient ces images un an après ? Si elles nous parleraient encore ? Si le témoignage ne se serait pas déjà – et tant mieux ! – converti en histoire et en mémoire ? C’est la question que se posaient alors la plupart de ceux qui m’aidaient à faire advenir le film. Et je revois René Bonnel, un matin, dans son bureau de Canal plus, me dire, un rien provocateur : « Je ne peux souhaiter meilleur sort à votre film que d’être, un an après, périmé ». Eh bien l’année a passé. Canal diffuse le film. Et la mauvaise nouvelle c’est que, la guerre continuant, il n’a, hélas, pas pris une ride.

Ce mot de Mozart sur ceux de ses concertos qu’il aimait le moins : « Ils sont brillants, mais ils manquent de pauvreté ». Est-ce cela (cette pauvreté) qui manque à Jefferson in Paris – la déception cannoise de cette année ?

Ce n’est certes pas de la même « pauvreté » qu’il s’agit. Mais peut-on donner tort à Marin Karmitz quand, dans Télérama, il déclare : « Un film cher c’est un film qui n’est pas libre » – puis : « Un film cher n’est qu’un amas de conformismes » ?

La différence entre le cinéma et la télévision : le cinéma a une histoire ; la télévision n’a pas d’histoire.

Une autre différence ? Il se fait, autour d’un film, une conjuration d’amis ou d’amateurs, une société de fidèles ou d’admirateurs – il se constitue, comme autour d’un roman, l’une de ces églises invisibles dont les dévots célèbrent on ne sait quel culte secret aux rites jalousement préservés. Cette loi, qui se vérifie pour tous les films, même les plus confidentiels, on ne l’a jamais vue jouer avec un téléfilm ou une émission. La télévision a un public. Le cinéma, des spectateurs.

Le cinéma perd-il le monde, ou nous le rend-il ? Le cinéma a-t-il affaire au monde ou, comme les autres arts, au cinéma ? Wenders, dans son « portrait » de Lisbonne, est-il le dernier disciple du groupe « Dziga Vertov » et de son rêve d’un cinéma exhibant, mettant à nu, son « processus de production » ?

Ma dernière très grande émotion cannoise : le Couvent de Manuel de Oliveira. Le visage familier de Deneuve. Celui de John Malkovich. Ces personnages – Valmont pour l’un ; Belle de jour, pour l’autre – qui, dans mon imaginaire de cinéphile, leur collent à la peau, habitent leurs gestes et leurs traits, les hantent et, au fond, les possèdent. Eh bien le film commence et il ne faut pas trois minutes pour que la magie opère : celle d’une caméra qui les dénude, les vide de leur substance acquise, sépare leurs corps de leurs visages, désaccorde ces visages et leurs voix, bref, brise le sort qui les tenait pour, à son tour, les subjuguer. Rompre le charme et le recréer, désenchanter et réenchanter un corps, désenvoûter un être pour, à nouveau, l’ensorceler : qu’est-ce qu’un grand cinéaste sinon un exorciste diabolique ?

Le cinéma, à Cannes et ailleurs, continue vaillamment le combat. Tant qu’il y aura des hommes – ou des femmes – pour croire qu’une voix travaillée vaut mieux qu’une voix naturelle, le cinéma vivra.


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