La petite-fille de Mussolini, maire de Naples ? Le symbole serait un peu gros. Le clin d’œil trop appuyé. On se dit : « C’est une blague, un pied de nez ou une facétie de l’Histoire ». On songe : « C’est le cas, fameux, de la tragédie qui se rejoue en farce – et si l’on va par-là, si l’époque se met en tête de donner une dernière chance à ses comédiens les plus usés, elle n’en a pas fini, la pauvre ! Elle a du pain, et des guignols, sur la planche ! Il y aura toujours un lointain neveu d’Hitler qui traînera quelque part, un obscur cousin de Staline qui, se rappellera à son bon souvenir – il y a la cousine d’Éva Peron qui reprendrait bien un peu de service et les 218 fils, autoproclamés, de Mao dont je lisais, l’autre jour, dans un article du Herald, qu’ils se disputent le privilège de refaire un tour de piste ». Bref, on ne marche pas. On se frotte les yeux, mais on n’y croit pas. Et il y a dans ce spectacle un côté parade fin de siècle – ces panoplies que l’on ressort, une dernière fois, avant inventaire. Sauf… Oui, sauf qu’il y a l’hypothèse que tout ne soit pas, justement, spectacle. Il y a l’éventualité – ce matin encore, l’incroyable éclat de Silvio Berlusconi appelant à voter MSI – d’une révolution véritable qui irait au bout de sa course. Et il y a cette image, insistante, d’un délire réellement nouveau – qui, en mal d’identité, emprunterait le visage du passé. Par quel miracle, après tout, la déferlante néopopuliste épargnerait-elle l’Europe occidentale ? En vertu de quelle loi serait-elle réservée aux démocraties décongelées de l’Est ? Et qu’elle ait à nos yeux, et pour le moment, les traits d’un autoritarisme façon Cicciolina suffit-il à nous garantir qu’elle s’arrête à la frontière de ce qui fut le Mur ? Un spectre rôde sur les remparts de la vieille Europe. Et je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’un revenant.

N’en déplaise à Jacques Le Goff qui lui chicane l’usage du mot, et du concept, c’est Alain Minc qui, avec son Nouveau Moyen-Âge, vient d’écrire le livre sur la question. Étrange, d’ailleurs, le cas de Minc. Je le connais, je crois, assez bien – et connais, presque mieux, ses livres. Or ce qui frappe chez lui ce n’est pas seulement le brio, ni la témérité des points de vue. Ce n’est pas l’encyclopédisme des connaissances ni les analyses, quoi qu’on en dise, assez sûres. C’est, dans le « grand jeu » qu’est aussi le paysage intellectuel français contemporain, l’aptitude rare — et, à mon sens, plus remarquable encore – à avoir toujours, comme par méthode, un coup d’avance sur la plupart. Car qu’est-ce, au juste, que ce « coup d’avance » ? C’est le goût de l’écart et de la provocation calculée. Du contre-pied et du contretemps. C’est poser la question dont ses lecteurs ne savent pas qu’ils se la posent et qui pourtant les hante déjà. C’est, au moment de l’argent-roi, écrire un livre sur la vertu. A la veille de Maastricht, un pamphlet sur le retour des nations. Et c’est, après la mort du communisme, à l’heure où l’on ne nous parle que d’empires bienveillants et d’ordre mondial retrouvé, publier ce livre terrible, d’un pessimisme bien venu, sur le nouvel « âge sombre » dans lequel l’Europe est entrée. On connaît le mot de Hegel sur la chouette de Minerve qui prend son envol à la nuit tombée. Eh bien mettons que le penseur de « l’avant-coup » soit celui qui procède à l’inverse – levé, lui, avant l’aube et essayiste des petits matins. Double risque, évidemment. Mais vrai défi intellectuel – et position, au fond, très singulière. Lire Minc pour, une fois de plus, essayer d’en savoir davantage sur ce que l’époque a, littéralement, derrière la tête.

Deux jours à Madrid. Problème de ces livres un peu anciens, dont on s’est forcément détaché et qui vous rattrapent néanmoins lorsqu’ils paraissent en traduction. Jeu du lancement. Comédie de la conviction. Simuler la fraîcheur d’une foi dont je sais, moi, qu’elle m’a quitté. Et puis ces interviews surtout, à la chaîne, souvent bâclés : tous ces mots que je lâche, qui s’imprimeront sans que je les ai relus et dont je ne puis m’empêcher de penser, non sans un certain effroi, qu’ils vont bien s’inscrire quelque part, s’archiver dans une mémoire – et qu’ils y trouveront un statut, hélas, à peine différent de celui de mes textes mûris, pensés et simplement écrits. Je me souviens, sur cette question des interviews, d’une page de Pasolini. C’est si compliqué, disait-il, une parole donnée. Si riche de signes contradictoires. Il y a le regard qui appuie les mots. Le geste qui souligne le regard. Il y a toute une sémiologie de l’oral qui renforce, nuance ou contrarie le propos et dont je sais qu’elle sera perdue quand ne seront retranscrits que les mots. Le journaliste aura été fidèle, bien sûr. Absolument et désespérément fidèle. Et il m’aura trahi pourtant – en laissant choir, forcément, la part mimée de ce que j’énonçais. Le lui dire ? Difficile. N’y plus penser ? Impossible. La solution serait, sans doute, de se refuser à l’exercice – mais comment ? à quel prix ? et quid, en attendant, de la guerre de tous contre tous qu’est aussi la vie de l’esprit ? Parler sans cesser d’écrire ou, à défaut, écrire sans parler : la seule attitude, je le sais bien, qui soit digne d’un écrivain ; mais la seule – et c’est tout le débat – où, en sauvant son âme, on perd la guerre.


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