Faillite des instituts de sondage ? Oui et non. Car il reste une hypothèse que l’on n’a pas assez envisagée : là savoir que les sondages ont été « bons », mais que ‘les électeurs ont été « meilleurs » encore – plus fins, ou plus rusés, et s’appuyant sur leurs résultats pour élaborer des stratégies qui, du coup, les démentaient. Je l’ai dit, ici même. Les sondages, c’est comme la Bourse. Leurs chiffres quotidiens, c’est comme un CAC 40 politique. Et les électeurs se conduisent, au fond, comme n’importe quels spéculateurs : s’appuyant sur ces données pour jouer, ruser, infléchir une tendance lourde, la renverser peut-être, l’accentuer. Reproche-t-on au CAC 40 de ce matin de ne pas donner le cours d’après-demain ?

Débat, à Rome, autour de l’édition italienne de mon Piero della Francesca. La définition hégélienne de l’Art : « un milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure ». N’est-ce pas tout l’esprit de Piero ? Et n’est-ce pas, surtout, la définition chrétienne du corps du Christ : ce mixte, miraculeux, de Chair et de Lumière éternelle ?

Panache d’Édouard Balladur dans sa déclaration de dimanche soir. Cette façon, quand d’autres tentaient encore de ruser, ou de tergiverser, d’admettre la défaite et d’en tirer les conséquences. Cette détermination dans le regard. Cette autorité, soudain, pour intimer l’ordre de se taire à des supporters trop enthousiastes. Ces mots, très simples, où ne restait plus rien du terrible désir de séduire qui est la croix des candidats. Un vrai « moment » de télévision. Un bel exemple de dignité, et de courage, politiques. Combien furent-ils, à cet instant, à éprouver déjà la nostalgie de celui qui allait rejoindre le cercle des candidats disparus ? Ce n’était pas, personnellement, mon cas. Mais, par-delà les choix de chacun, saluons la performance.

Deux mille morts au Rwanda. Qui en parle ? Qui s’en émeut ? Il est vrai que ces massacres de Hutus par des Tutsis ont le tort de brouiller les repères auxquels les grands régisseurs du Spectacle contemporain avaient, à force, fini par se faire. Dieu, comme l’Histoire n’est pas jolie, quand elle devient complexe – et tragique !

Genève. Les gens d’habitude, aiment les villes chaudes. Ou chaleureuses. Ils aiment l’idée d’une ville animée, fiévreuse, effervescente. Ils aiment qu’elle rapproche les gens, qu’elle fasse communiquer les âmes et les corps. Ils aiment les villes inspirées. Ils célèbrent « l’esprit » des villes. Ils goûtent ce côté spirite des villes, cette magie, ce souffle qui les portent. Ce que j’aime, moi, dans Genève, c’est le contraire : la mise en suspens, que l’on y devine, de toutes les inspirations collectives ou conviviales – une froideur, un sang-froid, qui sont, aussi, des vertus littéraires… Ce personnage d’Albert Cohen – Mangeclous – qui, arrivant pour la première fois au bord du Léman, s’étonne de la « sévérité » des visages qu’il y rencontre. Il aimerait les toucher, leur parler, il voudrait de grandes embrassades, des sourires complices, des « contacts ». Au lieu de quoi ces regards fermés, ces mines butées et cette façon, justement, de ne surtout pas communiquer. C’est cela, je le sais, qu’aimait Cohen à Genève. C’était cela, j’en suis convaincu, l’âme de Genève pour Amiel, Voltaire, Joyce ou Borges. Et c’est cet assèchement des humeurs, ce refroidissement des ardeurs ou des ferveurs communautaires qui font que, pour ma part, je m’y trouve toujours si bien. Genève, la ville où, en pleine foule, on se sent miraculeusement seul. Genève, la ville dont Proust aurait pu dire que c’est le seul endroit d’Europe où on ne le bousculait pas. Quel meilleur lieu que Genève pour donner – car c’est bien ce dont il s’agit – le prix « Liberté littéraire » ?

La secte Aum au Japon… Les milices paramilitaires d’Oklahoma City et d’ailleurs… Preuves – et cela ne fait que commencer ! – que le choc identitaire, la crispation intégriste, la rupture violente du lien social et de ses pieuses illusions, ne sont pas le propre de vagues « ethnies » rwandaises, ou balkaniques, perdues dans des affrontements sans âge. Sarajevo, partout.

Retour à Paris. Le score de Lionel Jospin ? Rançon de quatre « mérites » que même ses adversaires sont obligés de lui concéder. Une forme de rigueur, d’intégrité intellectuelle et morale. Un refus, assez obstiné, des débordements démagogiques trop voyants. La mise sur orbite, non plus d’une deuxième, mais bien d’une troisième gauche qui saura conjurer les prestiges des totalitarismes d’autrefois. Et puis, last but not least, le souci de prendre ses distances à l’endroit d’un mitterrandisme qui, en politique étrangère notamment, eut les désastreux effets que l’on sait. Déterminant dans mon propre engagement, par exemple : l’effet de ses prises de position sur la Bosnie, l’Algérie ou, même, la politique africaine.

Question à Norman Mailer : « Qu’est-ce qui peut détruire un écrivain ». Sa réponse : « L’alcool, la drogue, la débauche, trop d’échecs dans la vie privée, l’usure ». Puis une légère hésitation, et il ajoute : « Trop peu d’estime de soi ».

Qu’une des plus hautes autorités spirituelles d’Israël voie en Jean-Marie Lustiger un « apostat » qui a « quitté », voire « trahi », le judaïsme, on peut, à la rigueur, l’admettre. Mais qu’on l’accuse de prêter la main à je ne sais quelle « extermination spirituelle » qui conduirait, « comme l’extermination physique », à « la solution finale de la question juive », voilà qui me semble à la fois absurde et navrant. Envie, chez le Juif que je suis, de dire mon amitié au cardinal archevêque de Paris. Envie de lui dire, si je le connaissais mieux : « Allons ensemble à Yad Vashem ; allons nous recueillir sur ce Mémorial que vous connaissez mieux que moi et qui célèbre une souffrance dont vous fûtes, vous, le témoin vivant ».


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