On imagine la scène. Un hôtel de sports d’hiver. Une conversation qui s’éternise. Des amis qui s’ennuient. Des jolies femmes, qu’on veut égayer. Le dernier film d’Altman, Shortcuts, que l’on a sans doute en tête et qui dit, lui, bel et bien (étrange, soit dit en passant, que l’on n’ait pas fait le rapprochement) : « Los Angeles est une nouvelle Sodome, un tremblement de terre va l’engloutir ». Et un homme, Daniel Toscan du Plantier, dont la générosité tient aussi à sa façon d’élever au rang d’un des beaux-arts l’exercice de la conversation et de ne jamais résister, donc, au plaisir de faire – offrir ? – un mot. Fallait-il, d’un de ces mots, faire tout à coup une petite phrase ? Et devra-t-on, chaque fois que Toscan blague, titrer : « le président d’Unifrance pense que… Monsieur Cinéma a déclaré que… » ? Toute la question est là. Avec – réponse provisoire, mais dont il fait pour le moment les frais – la folie d’un système dont il convient désormais de savoir qu’il ne fait grâce d’aucun lapsus, s’en empare, s’en nourrit et le répercute, à l’infini, d’un bout de la vidéosphère à l’autre.

Jean-Paul II, « réactionnaire » ? Jamais l’ineptie de la formule ne m’aura parue si manifeste. En quelques jours, en effet, ce Vatican réputé « conservateur » aura pris successivement parti pour la défense de la Bosnie, contre les méfaits les plus criants de la société du spectacle et de sa télé et contre l’alliance, proposée par Berlusconi, avec les néofascistes italiens. Sur trois des grands problèmes de l’heure, sur trois des dossiers brûlants que les politiques ont à traiter, c’est lui qui, autrement dit, se sera prononcé avec le plus d’audace. Et le plus remarquable est qu’il l’ait chaque fois fait, non pas en dépit, mais en vertu, de cette fameuse « rigidité » dont on lui fait souvent procès : la Bosnie au nom du respect de la vie, la télévision parce qu’il songeait aux valeurs familiales menacées – et le refus de la main tendue aux fascistes par souci de préserver l’autonomie et la diversité de la famille politique chrétienne. Vertus de la doctrine. Génie du dogmatisme. Preuve, comme disait autrefois Clavel, que c’est dans l’esprit d’orthodoxie que gît parfois la vraie révolte. Jean- Paul II, le subversif.

Correspondance de Drieu avec André et Colette Jéramec. Passionnant, son rapport à cette femme qu’il aura tour à tour aimée, épousée, humiliée, dépouillée, prise en pitié, haïe – et chez laquelle, à la toute fin, il viendra quand même se cacher comme si le judaïsme, à travers elle, l’avait poursuivi et rattrapé. Mais le plus intéressant, cela dit, c’est encore le jeune Drieu tel qu’il se révèle dans ces premières lettres – exalté, vitaliste, fasciné par la force et le surhomme, rêvant de guerres primitives que les « couilles plates diplomatiques » ne détourneraient pas de leur saine « sauvagerie », anti-intellectualiste, méfiant à l’endroit de la culture et du droit – bref, et pour l’essentiel, déjà obsédé par une musique qui sera, un jour, celle du fascisme. On a toujours l’air de penser qu’il lui serait venu, ce fascisme, comme une maladie honteuse et tardive. On peut ouvrir ce recueil, dès les premières pages, à peu près n’importe où. On constatera que tout y est – encore qu’à l’état naissant – de ce qui viendra nourrir le délire de l’écrivain mûri.

Comment se forment les idées ? Dans l’échange ou la solitude ? La discussion ou la retraite ? Faut-il, pour penser, commercer ou faire oraison, sortir de soi ou y rentrer ? Et qu’est-ce qui est le plus fécond – de ce fameux « débat » dont on déplore régulièrement la perte, ou de la pure « méditation » qui livre chacun à ses forces propres ? Le problème n’est pas neuf. Il a même, et à tout prendre, l’âge de la philosophie. Mais je me le pose chaque fois que, comme aujourd’hui, à Stockholm, je me retrouve dans un de ces colloques où l’on ne sait trop si on perd son temps, ou si on le retrouve. Et la vérité est qu’à ce problème je n’ai jamais su donner de réponse ni opposer de principes solides – affaire de circonstance sans doute, et d’humeur, et de saison.

Georges Marchais à la télévision, commentant le vrai-faux mystère de sa propre succession. Le cynisme du propos. La canaillerie du regard et du ton. Cet air de vieux cabotin qui fait son dernier tour et sent que ça marche encore : « Je suis un fossile, semble-t-il dire ; mais je suis un fossile heureux et n’ai pas la moindre intention d’adapter mon Parti à l’esprit du temps ». On songe aux Italiens, nos voisins, avec leurs communistes ouverts, réadaptés, eux, à la loi du siècle et en passe de devenir, pour le pire ou le meilleur, la dernière alternative au gang des pots de vin. Mais on songe surtout au mot de Lacan, soudain si juste, sur le « narcissisme de la cause perdue » – cette jubilation de l’échec, cette jouissance que l’on éprouve à savoir que l’on va sombrer mais que l’on entraînera dans son naufrage un équipage et un monde. Marchais en capitaine Achab. Marchais en dernier stalinien. L’impudent rictus de Marchais, lançant à son interlocuteur ébahi : « Mon successeur devra être modeste ». Encore un effort, monsieur Marchais – et vous aurez légué à la France le dernier parti stalinien, non seulement d’Europe, mais du monde.


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