André Malraux a trente ans. Il vient d’avoir le prix Concourt. L’aventure d’Angkor est déjà loin et la guerre d’Espagne tarde à venir. Il est à la fois au début de sa gloire et inhabituellement désœuvré. Il va voir Paul-Louis Weiler, à qui il demande un peu d’argent. Mermoz et Saint-Éxupéry, qu’il tente – en vain – de séduire. Corniglion-Molinier – son ami – qui les remplace au pied levé. Et les voilà partis, sur un bimoteur de fortune, à la recherche des trésors et du royaume de la Reine de Saba. Ce qui est fascinant dans cette histoire (et dans le recueil d’articles et d’études que Gallimard publie ces jours-ci), c’est de voir comment fonctionne un écrivain entre deux inspirations : il vit et écrit, à tout hasard, un chapitre possible de ses Mémoires. Mais c’est aussi l’image farfelue – et belle – de cet aviateur d’occasion qui ne survole, on l’imagine, que des étendues de sable, des mastabas recuits par le soleil, un miroitement vague de schistes et de sels, des tas de pierres, des douars – mais qui voit, et décrit, un monde de fastes et de palais, d’animaux fabuleux et de chevaux, de charmeurs de serpents et de Nubiens à aigrette, de guerriers cuirassés d’or qui semblent jaillis, selon les pages, du Salammbô de Flaubert ou d’un songe du colonel Lawrence. Au début, sont les mots. De beaux grands mots bien sonores dont il paraît guetter l’écho. Donnez-moi un mot, dit-il. Donnez-moi des « trombes » et des « buccins », le royaume de « Balkis » et celui des « Négus ». Donnez-moi un lexique, un modeste et simple lexique – et, avec ce lexique, je soulèverai le monde. Voir surgir un monde du désert, c’est la définition du mirage. Le faire avec des mots, c’est le génie de l’écrivain.

Dîner, chez des amis communs, avec Kissinger et Platini. La rencontre, pour l’ignorant que je suis, a quelque chose d’assez baroque. Sauf-je le découvre – que les deux hommes ont une passion, j’allais dire un métier commun et que ce métier c’est le football. Pourquoi ? Parce que le diplomate de vocation, le conseiller de Nixon et de Gérald Ford, l’artisan de la paix au Vietnam et de la réconciliation avec la Chine, le stratège austère et froid que je n’imaginais soucieux que du raid américain sur Bagdad ou du GATT, préside le comité d’organisation du prochain « Mondial », tandis que Michel Platini, lui, prépare déjà le suivant. D’où une extravagante conversation sur l’OM et la finale de Munich, la corruption dans le football-business et les velléités d’y remédier – d’où, entre l’inoxydable Metternich et le champion à peine vieilli, un échange à la fois amer et léger sur cet étrange marais que devient (qu’a toujours été ?) le royaume des athlètes. Tout les sépare. Vraiment tout. Sinon cette amertume légère – ce sentiment, partagé, que la pureté n’est pas de ce monde et qu’il y aura toujours un Nixon ici, un truqueur là, pour dévoyer les idéaux. On appelle Realpolitik la doctrine du vertueux qui sait que l’Histoire, c’est-à-dire l’impureté, a toujours raison de la Raison. Quel nom pour son homologue dans le monde et l’ordre du sport ? – c’est la question que j’aurais aimé leur poser. Mais la soirée allait son train. L’hôtesse était exquise. Il convenait de ne pas s’attarder.

Naïfs – qu’ils me pardonnent ! – ceux qui semblent découvrir, entre extrême-droite et extrême-gauche, des points de contact et des passerelles. « National- communisme », disent-ils, depuis que des responsables du PCF évoquent, avec des fascistes, la possibilité de créer un nouveau « front national » ? C’était déjà l’histoire, dans les années 30, de ces sections d’assaut hitlériennes que l’on baptisait « section beefsteak » parce que des communistes les noyautaient et qu’elles étaient donc, tels des beefsteaks, brunes dehors et rouges dedans. C’était celle, dans les années 20, de toute cette nébuleuse de groupes décrite par Jean-Pierre Faye et qui fut la vraie matrice du nazisme : il y avait là des « nationaux-bolcheviks » et des « révolutionnaires-conservateurs », des léninistes de droite et des fascistes de gauche, c’était comme une formidable centrifugeuse où toutes les paroles politiques se voyaient brassées, brisées, dissociées, redistribuées. Ce fut l’aventure, en France même, de ce « cercle Proudhon » si méconnu et qui regroupa, dès le début du siècle, des nationaux (maurrassiens) et des socialistes (soréliens) – la première synthèse rouge-brune, le premier laboratoire du fascisme, la première illustration de ce qui est, depuis, règle absolue : il est toujours et par définition, ce fascisme, indistinctement de « droite » et de « gauche ». Que nous en soyons de nouveau là est inquiétant, mais guère surprenant. La vraie question – sur laquelle je reviendrai : le phénomène dont nous sommes, ces jours-ci, les témoins –, n’est-il que la réédition du passé ou s’y ajoute-t-il un syncrétisme inédit ? Cette phrase de Marx, que je ne me lasse pas de citer et qui est peut-être la meilleure des réponses : « L’Histoire a plus d’imagination que les hommes ».


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