Comment, cette semaine, songer à autre chose qu’à ces casques bleus enchaînés, transformés en boucliers humains, humiliés ? On a beau ne pas être « chauvin », ni particulièrement « patriote ». On a beau répugner aux grands mots sur « l’honneur de la France », le « drapeau insulté », etc. Il y a là des images terribles, étrangement bouleversantes et dont chacun sent bien qu’elles l’atteignent au plus profond. Loi du Spectacle, sans doute. Mais loi, aussi, des Nations et de ce qu’il faut bien appeler leur narcissisme communautaire. Nous en sommes tous là, je crois : sidérés par les images de cet abaissement sans précédent – la première fois dans l’Histoire, me dit un ami militaire, qu’un bataillon de la Légion, ce corps d’élite de l’armée française, est contraint de se rendre sans combattre, derrière un drapeau blanc, parce qu’une bande de soudards le menace et qu’un mandat inepte l’enjoint de ne pas riposter. Stupeur. Vertige. Et chez ceux qui s’étaient accommodés de l’idée des 300 000 otages bosniaques de Sarajevo, chez ceux – hélas nombreux – qui tendaient à oublier qu’il y en avait encore autant dans les zones dites « protégées » de Zepa, Tuzla, Srebrenica, Gorazde, cette nausée, ce haut-le-cœur – et cette envie de dire, enfin : « C’est assez, l’impunité a assez duré ».

Conversation, ce matin, avec un autre officier – mais qui se trouve, lui, en poste au PTT building de Sarajevo. C’est, cela va sans dire, un soldat discipliné. Il est, comme tous ses camarades, définitivement républicain. Mais, dans la voix de cet homme que je connais bien, je sens, pour la première fois, plus qu’une amertume, ou une colère, une attente immense – et qui ne souffrira plus d’être déçue. Ce qu’il attend, au juste ? Que ses camarades soient libérés. Mais, aussi, que l’affront soit lavé. Je livre son témoignage à ceux qui entourent, ou conseillent, le président français. Ils savent, comme moi, que l’on ne joue pas avec cela. Ils savent, mieux que moi, ce qu’il en coûte de laisser croître, au sein d’une armée républicaine, cette sensation d’abandon ou de trahison. Les Serbes ne sont forts que de notre faiblesse. Nos otages ne sont otages que parce qu’une politique irresponsable les met en position d’otages. Sarajevo n’est pas Diên Biên Phu ; mais il y a, dans les rangs de l’armée française, le sentiment d’un Diên Biên Phu, non pas militaire, mais politique – et dont les politiques auront été les artisans.

L’autre raison, pour Jacques Chirac, d’agir, et d’agir vite, c’est l’effroyable exemplarité qu’aurait, sinon, son impuissance. Je me mets un instant à la place d’un fondamentaliste algérien, soudanais ou iranien. Comment éviter que, dans la tête de tous les tyrans du monde, ou dans celle des maîtres chanteurs qui, partout, attendent l’occasion propice, ne s’impose cette évidence : « Voilà ce qu’est la France ; voilà comme on peut la traiter ; un contingent de casques bleus ? une représentation militaire ou diplomatique ? c’est la menue monnaie dont elle paie, désormais, ses renoncements ». Quand la guerre a commencé en Croatie nous étions quelques-uns à dire : « Si l’on ne fait rien, il y aura d’autres Croatie » – et ce fut, en effet, la Bosnie. Quand la guerre s’est étendue à la Bosnie, nous prédisions : « Si l’on ne fait encore rien, il y aura d’autres Bosnie » – et ce fut la Tchétchénie. Puissent- ils se tromper, ceux qui annoncent maintenant : « Si l’on ne fait toujours rien, si l’on accepte, sans répliquer, que des bandes fascistes s’emparent de nos soldats pour mieux nous dicter leur loi, ce sera comme une épidémie – une nouvelle stratégie planétaire qui sera celle du bouclier humain »…

Alors, bien entendu, la question que chacun se pose c’est, à partir de là, « que faire ? » Je n’ai, cela va de soi, pas de solution miracle à proposer. Mais je crois, néanmoins, que l’on a toujours, dans ce type de situation, deux attitudes possibles. Soit négocier ses otages, marchander leur liberté et leur honneur – c’est-à-dire, pour être clair, les échanger contre des cadeaux à Milosevic (levée partielle des sanctions) et à Eltsine (absolution des crimes commis à Grozny). Soit exiger cette liberté, annoncer qu’elle ne peut être qu’inconditionnelle – et dire, en gros, ceci : « nous tenons Mladic et Karadzic pour personnellement responsables de la sécurité de nos soldats ; qu’il arrive malheur à l’un d’entre eux et c’est sur leur propre tête qu’ils auront à en répondre ». On connaît la logique des prises d’otage. On sait que la seconde position est la seule qui ait jamais payé. S’en souviendra-t-on à l’heure où il faudra, à nouveau, choisir entre le langage de la capitulation et celui de la dissuasion ?

Un dernier mot. Je ne répondrai pas aux injures dont m’abreuve, dans chacune de ses interviews, le cinéaste Kusturica. Mais je relève l’admirable réaction des intellectuels bosniaques quand ils ont appris que le plus grand festival de cinéma du monde venait de distinguer, au moment même du massacre de Tuzla, un homme qui les a trahis, qui les insulte depuis trois ans, qui a choisi le camp de leurs bourreaux et que leurs bourreaux, en retour, saluent comme l’un de leurs porte-drapeau. Ils ont pleuré, ce soir-là, les gens de Sarajevo. Ils ont eu le sentiment d’être abandonnés comme jamais. Mais ils ont eu, oui, l’incroyable force de dire : « Nous n’avons pas vu le film ; peut-être est- il, en effet, très beau ; peu importe, dans ce cas, la blessure ; peu importe la solitude ; gloire à l’art si c’est à lui, et à lui seul, qu’il doit d’être ainsi consacré ».


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