En date du 13 juin 1985, et dans le nouveau livre d’Attali, ce trait terrible : « Michel Rocard annonce sur TF1 qu’il sera candidat aux présidentielles de 1988. François Mitterrand n’y attache pas la moindre importance ». En deux phrases tout est dit. La naïveté de Rocard. Son côté « toujours prêt ». Cette certitude ingénue et, au demeurant, sympathique de l’éternel candidat, convaincu que la fortune sourit, pour finir, aux vertueux. Et puis l’ascendant de Mitterrand. Son mépris définitif. Sa haine. Pauvre Rocard que je revois, en 88 justement – il allait être nommé Premier ministre, nous déjeunions côte à côte, en marge d’un symposium – pauvre Rocard m’expliquant : « Mais non ; tout cela est fini ; le temps a fait son œuvre ; les sondages pour moi, le suffrage universel pour lui, ont arbitré une querelle sans objet ». Sa différence avec Mitterrand, ce jour-là : il croyait que l’Histoire était rationnelle, et que les motifs des hommes l’étaient aussi – quand Mitterrand, même victorieux, le poursuivait d’une inexpiable rancune. Sa grande erreur, non seulement ce jour-là, mais depuis : parier sur je ne sais quelle extinction des passions et conflits quand l’autre savait, lui, que leur manège est éternel. Erreur fatale, probablement. Car au « grand jeu » de la politique le pessimiste a toujours un coup d’avance ; et le cynique en a deux.
Correspondance Maritain-Cocteau. Pensé d’abord, un peu sottement, à cette part de leur œuvre dont les écrivains se sont privés depuis qu’ils ne correspondent plus : ces paroles volatilisées, quasi volées par le téléphone – cette littérature sympathique, et sans traces, dont on faisait jadis des volumes. Mais ensuite, plus sérieusement, à cette manie de la conversion qu’ils avaient dans ces années et qui, elle aussi, semble perdue. C’est Maritain, donc, entreprenant Cocteau. Henri Ghéon, Copeau. C’est la conversion de Claudel et de Jammes. De Sachs et de Max Jacob. C’est Green qui, à l’inverse, se plaint de ne pouvoir rencontrer Gide « sans qu’il essayât d’une manière ou d’une autre de porter atteinte à sa foi ». C’est Vigile, la revue de Mauriac – avec son très prosélyte « Abbé X ». Ce sont ses dialogues avec Du Bos, Gabriel Marcel ou, encore, Gide. Bref, c’est tout un tourbillon de grâces, offertes ou négociées. Tout un désordre d’âmes, égarées ou soudain sauvées. C’est une ardeur apostolique qui s’empare de ces beaux esprits, occupe toutes leurs pensées et dont nous avons, je le répète, perdu jusqu’à l’idée. Le dernier des convertisseurs aura été, au fond, Clavel bénissant ses maos. Après Clavel ? Un geste qui s’est perdu. Une posture disparue. Un frisson littéraire – un filon ? – qui périssent avec eux.
Lecture des Entretiens d’Isaiah Berlin, en même temps que tombent les résultats du référendum à Moscou. On peut – encore que… présenter ce qui se passe comme le combat d’Eltsine et des conservateurs, des modernistes et des archéos, des partisans de la démocratie et de ceux de la recongélation. On peut déchiffrer l’événement en termes politiques traditionnels et soutenir le camp des « réformes » contre celui du « retour au passé ». Mais on peut aussi dire (et c’est bien plus intéressant) qu’il y a un débat plus ancien qui coiffe, résume le reste – et qui est celui, culturel, des partisans et adversaires de l’Europe en Russie. Herzen contre Gogol. Pouchkine contre Tioutchev. Le parti de Dostoïevski (« âme slave », etc.) contre celui de Milosz et Sakharov (« cosmopolitisme » et compagnie…). La vieille Russie slavophile, contre l’ancrage occidental et les Lumières. Qu’aurait donné un référendum qui aurait demandé : « De quel côté vous rangez-vous – Pouchkine ou Dostoïevski ? » C’était la bonne question. Je doute, hélas, de la réponse.
Puisque j’ai évoqué Clavel, ce dernier mot de lui – qui me revient. Pie XII, racontait-il, n’avait jamais avalé la phrase de Staline : « Le pape combien de divisions ? ». Voici que Staline meurt. Et il lance, lui, 4e pape : « Maintenant il voit mes légions. »
Que Philippe Djian ait souhaité venir chez Gallimard, on le comprend assez bien : l’honorable maison de la rue Sébastien-Bottin n’est-elle pas réputée pour ses liftings ? ses vertus de recyclage et de blanchiment littéraires ? ne s’est-elle pas fait une spécialité, de Proust à Simenon, de Malraux à Sollers, de découvrir pour la deuxième fois des écrivains déjà découverts, ou glorieux ? n’est-ce pas notre usine à phénix ? notre fontaine de jouvence ? n’est-elle pas le lieu, par excellence, de la surlégitimité (et donc, soit dit en passant, de la surenchère) culturelles ? Mais que l’éditeur ait marché, qu’il ait offert sa prestigieuse jaquette à un homme qui, interrogé sur son art du roman, répond : « Je n’ai aucune ambition littéraire… je ne suis pas en train de bâtir une œuvre… merde, ils me font chier quand ils me reprochent de mettre trop d’adverbes… », voilà qui est plus étrange. Port-Royal, rattrapé par le siècle. Le goût, décidément prisé ces temps-ci, de l’encanaillement et du néon. Le conflit, vieux comme la vieille maison, entre réguliers et séculiers – mais au détriment, cette fois, des premiers. Après Jardin, Djian : qu’en disent Rivière, Groethuysen ou Paulhan ?
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