Nos intellectuels, c’est vrai, et à quelques exceptions près, sont restés bien silencieux face aux meurtres en série qui endeuillent à nouveau l’Algérie. Mais que pouvaient-ils bien dire ? et qu’avons-nous, surtout, les moyens de faire pour porter concrètement secours à ces gens que l’on assassine, l’un après l’autre, en toute impunité ? Si l’on ne fait rien, on les condamne. Si on les protège, on les désigne. Si on les nomme par exemple et que, comme autrefois pour les dissidents de l’ancienne Union soviétique, on s’oblige à prononcer leurs noms pour, en les arrachant à l’anonymat, leur donner un sauf-conduit – c’est le plus sûr moyen, derechef, de les exposer. Et puis qui nommer, au juste ? qui protéger ? quand la liste des victimes potentielles est infinie, quand le cercle est aussi large que la paranoïa des meurtriers, comment le circonscrire ? comment le sanctuariser ? va-t-on mettre un policier derrière tous les libraires, journalistes ou professeurs virtuellement menacés ? va-t-on devoir les regrouper ? les enfermer ? faudra-t-il créer des ghettos d’intellectuels ? des villes-refuges, comme dans les temps bibliques ? en arrivera-t-on (nos amis algériens en arriveront-ils) à mettre eux-mêmes au point leurs mécanismes d’autodéfense : une anti-OAS de la pensée, des brigades démocratiques qui, oh ! horreur, en seraient réduites à riposter, coup pour coup, à la violence des intégristes ? L’absurdité, et la folie, de ces hypothèses dit bien l’impasse où ils se trouvent et où sont, à leur manière, ceux qui voudraient leur venir en aide. L’enjeu, bien sûr, est clair. C’est la haine, brute, de la pensée. La guerre, totale, contre l’esprit. Mais rarement, face à une guerre, l’on se sera senti si démuni.

Toujours cette affaire d’Arte et ces velléités, chez certains, d’en refaire une chaîne câblée. Je n’ai rien contre le câble – et n’ai, surtout, pas l’intention de m’engager dans un débat technique sur les vices et vertus des divers modes de transmission. Mais je signale à messieurs Péricard et consorts qu’il y a un million de foyers câblés en France. Que des villes aussi importantes que Strasbourg, Lyon, Marseille ou Grenoble sont mal, ou partiellement, équipées. Je leur rappelle que les zones rurales qui sont, par définition, celles où l’accès à la culture est le plus problématique et où l’on n’a pas tous les jours la chance d’assister à un spectacle d’opéra, de danse ou de théâtre, ne le sont, elles, pas du tout. En sorte qu’il faut être clair – et dire, clairement, ce que l’on veut. Ou bien l’on reste fidèle à la belle et grande utopie, qui était celle de Vilar et Malraux, d’une culture populaire, gratuite et destinée à tous – et il faut qu’Arte demeure sur son canal hertzien. Ou bien l’on n’y croit plus, l’on fait son deuil de l’idéal, l’on se résigne à la perspective d’une culture fermée, repliée sur ses amateurs les plus éclairés et dont un mystérieux décret priverait la France dite profonde – et alors, oui, câblons Arte, limitons-en les programmes aux câblés de quelques grandes villes et réservons, moyennant finances, les Molière de Dario Fo, ou le Galileo Galilei d’Antoine Vitez, à ceux qui les ont déjà vus. Élitaire, Arte ? L’élitisme, qu’on y prenne garde, n’est pas toujours là où l’on croit. Allez savoir s’il ne serait pas – dans certains cas, dont celui-ci – l’allié secret, mais sûr, du populisme le plus vulgaire.

Il y a trois semaines, en quittant pour la énième fois Sarajevo, j’en ai pris l’engagement auprès de mes amis bosniaques – et notamment, parmi ces amis, des artistes et intellectuels qui vivent depuis deux ans dans un état d’isolement quasi total : « J’irai, à mon retour, voir le ministre français de la Culture ; je parlerai, si je le peux, aux autorités politiques de mon pays ; je dirai la tragédie de votre isolement ; j’expliquerai l’absurdité d’un blocus qui est, cette fois, celui des âmes et que nous avons, lui, le moyen de rompre – n’y a-t-il pas des avions français qui redécollent tous les jours, à vide, de Sarajevo ? et serait-il si difficile d’y embarquer, pour des visites ou des missions de durée limitée, quelques- uns des hommes et des femmes qui font la culture de la ville assiégée ? » De fait, depuis mon retour, je multiplie contacts et démarches. Et, chaque fois, j’essaie de plaider que l’homme, fût-il bosniaque, ne vit pas que de pain ou de rations alimentaires onusiennes – et que si je suis si soucieux de voir se mettre en place ce pont aérien culturel, si nous sommes quelques-uns à vouloir aider les artistes de Sarajevo à sortir, souffler un peu et, ainsi, se ressourcer auprès de leurs pairs de Paris, Londres ou Berlin, ce n’est pas en vertu de je ne sais quel esprit de caste ou de corps : car ils ne sont pas un corps, justement, ces artistes ; ils sont l’âme du corps de la ville ; l’esprit de sa résistance ; ils sont le symbole d’une civilisation, cosmopolite et européenne, que la soldatesque serbe a échoué à annihiler. Serai-je, serons-nous, entendus ? L’enjeu, là aussi, est crucial. Car elle pourrait bien être, cette civilisation, tout ce qui reste à sauver du honteux naufrage bosniaque. Sarajevo, capitale de la douleur. Mais, aussi, capitale européenne de la culture.


Autres contenus sur ces thèmes