Retour à Sarajevo. Millième jour du siège. Pourquoi tenais-je à ce nouveau voyage ? Par fidélité, bien sûr. Et, aussi, parce que je me doutais que nous ne serions, cette fois, pas bien nombreux. Cette solitude grandissante des Bosniaques. Cette indifférence qui gagne. La mort cathodique qui suit – précède ? – la mort réelle. Être là, comme dans la vie, à l’heure où l’on fait le compte des amis.

Un éditeur – Berg international – publie les Lettres des armées noires de Céline. Odieux, certes. Nauséabond. Mais cette évidence, pourtant, qui ne s’impose que chez les plus grands et reste, probablement, leur vraie marque distinctive : une langue qui, même là, dans ces textes hâtifs et, je le répète, odieux, est comme une pierre de touche, ou un aimant à l’envers – l’écrivain parle et, du seul fait qu’il parle, voici que s’affolent et se détraquent les boussoles littéraires du moment. Céline comme un chaos. Encore, et toujours, l’énigme nommée Céline.

Le dernier attentat d’Alger. Ses morts en très grand nombre. Sa sauvagerie extrême. Et si c’était, pour le FIS, le commencement de la fin ? et si c’était ce moment (qui finit toujours par venir même s’il y faut, d’habitude, l’épreuve, et l’usure, du pouvoir) où un terrorisme se retourne contre le peuple, perd, à ses yeux, son terrible prestige et, de la sorte, se condamne ? Pour la première fois, et malgré le drame, une faible lueur d’espoir.

Énigme aussi, quoique d’une autre sorte : celle de Mallarmé et de ses fameuses « obscurités ». Thèse de Paul Bénichou dans le Selon Mallarmé que publie, ces jours-ci, Gallimard (et dont je m’étonne, soit dit en passant, que la presse ne se fasse guère, pour le moment, l’écho) : ces obscurités sont voulues, parfaitement préméditées ; tout se passe comme si l’auteur les injectait dans une poésie qui, en droit, pourrait s’en passer. Obscur exprès. Obscur par calcul et précaution. Obscur parce que la littérature, en somme, avance masquée. Cette apostrophe à un journaliste qui va s’emparer d’un de ses mots : « Attendez, par pudeur, que j’y ajoute, du moins, un peu d’obscurité. »

Si peu de bonté, de générosité vraie, dans le discours de ceux qui prétendent replacer l’exclusion au cœur du débat politique. Démagogie ? Mauvaise foi ? Ou ce fait, plus décisif, que cette « exclusion » est un concept moins bien construit qu’il n’y paraît ? « Solidarité », disent-ils. Alors qu’il faudrait, peut-être, parler davantage de « justice ».

Question de Roland Mihaïl dans sa nouvelle émission d’Europe 1 : Proust irait-il chez Pivot ? Zola passerait-il au « vingt heures » ? et la littérature ne se perd-elle pas, dans le dédale de ses talk-show ? La bonne réponse me vient, comme souvent, après l’émission. Les écrivains ont toujours parlé. Ils ont toujours commenté leur œuvre. Et, de Byron dont la légende voulait qu’il fût devenu célèbre en une matinée, à Proust, ou Cocteau, qui ciselaient leurs mots avec un soin aussi jaloux que leurs œuvres, la forme de la conversation a été, en France, élevée au rang d’un des beaux-arts. Première hypothèse alors : le genre (comme, d’ailleurs, celui de la correspondance) aurait disparu du paysage de nos lettres. La seconde, que je préfère : il est là, toujours là – encore que recyclé dans ces émissions littéraires bizarrement si mal famées.

Il fallait s’y attendre… C’est d’abord, dans Le Monde, un article incendiaire contre le dernier livre de Furet. Puis, dans la page « Rebonds » de Libération, un étrange petit texte de Pierre Bourdieu où Sollers se voit accusé, pêle-mêle, d’avoir naufragé la littérature française, compromis la position de l’intellectuel, bénéficié d’immondes « préfaces » – sic – de Mauriac et Aragon. Violence du ton… Outrance des épithètes… Cette étrange et folle prétention à pénétrer le secret des âmes, de leurs crimes inavoués, de leurs « objectives » complicités… Tout est là. Tout est dit. Et cela vous a un délicieux petit air de déjà vu. « Passé » d’une illusion, vraiment ? Je lui prédis, moi, un bel avenir (annoncé, que l’on me pardonne, depuis quelques temps déjà) : celui d’un néostalinisme revisité par le populisme.

Sarajevo encore. Marek Edelman, l’héroïque survivant de l’insurrection du ghetto de Varsovie a tenu, lui aussi, à être présent. Et il a tenu surtout à rappeler, chaque fois que l’occasion lui en a été offerte, qu’il arrivait droit d’Auschwitz et de ses cérémonies commémoratives. Que ceci ne puisse se comparer à cela, je le répète pour la énième fois et Edelman, faut-il le préciser ? le sait mieux que personne. Mais reste cette évidence que soulignent, et sa présence, et la coïncidence des deux événements : tant de monde là, si peu ici ; tant de piété pour se souvenir, si peu d’ardeur pour secourir : et cette Bosnie abandonnée avec un cynisme qui, toutes proportions gardées, ne peut pas ne pas évoquer le délaissement des Juifs d’Europe, il y a un demi-siècle, à l’heure du martyre. Imaginons, dis-je à Edelman, Sarajevo tombée. Supposons, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’elle connaisse le sort de Varsovie. Faudra-t-il attendre, à nouveau, cinquante ans pour voir les puissants de ce monde, ses chefs d’Etat, ses prix Nobel, venir prier sur les tombes et se mobiliser contre l’horreur ?


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