Fallait-il interrompre le processus électoral en Algérie et mettre, autrement dit, le fondamentalisme hors-la-loi ? Ou valait-il mieux, au contraire, par respect de la démocratie et de la souveraineté dite populaire, laisser le FIS aller au pouvoir quitte à le voir, face à l’épreuve, achever de se décomposer ? Dans le numéro spécial que les Temps modernes consacrent à l’Algérie (et en attendant le livre d’entretiens qu’elle prépare avec Élisabeth Schemla), un texte de Khalida Messaoudi qui, à défaut de réponse, nous livre une autre question : le fascisme vert est-il une « opinion » ou un « délit » ? Et cette seconde question, que l’on a envie de poser après elle – même si les situations sont, à bien des égards, incomparables : fallait-il, en 1933, interrompre le processus électoral en Allemagne ou valait-il mieux, par respect de la démocratie, etc., etc. ?

On croit toujours que les artistes sont là pour expliquer le monde, l’éclairer, réduire sa part d’ombre ou, au moins, d’opacité. Je lis les Œuvres littéraires de Buñuel, que vient de rééditer Olivier Orban, chez Plon. Et je me dis que, dans son cas (son cas seulement ?), c’est, bien entendu, le contraire : non pas éclairer le monde, mais l’obscurcir ; non pas réduire l’énigme, mais la creuser ; et, au lieu de déchiffrer les choses, travailler à les rendre plus indéchiffrables encore…

Le plus remarquable dans le livre de Furet c’est, finalement, la langue – cette langue souple, bien timbrée, au rythme toujours juste, aux métaphores impeccables. Les idées ? Tout le monde a des idées. Mais une langue… Une vraie langue… De Marx à Althusser, de Bergson à Foucault, du dernier Freud (celui de Malaise) au meilleur Lacan (celui des Écrits), observez comme il est peu de penseurs profonds qui ne soient aussi, d’abord, des écrivains…

Le problème des banlieues ce n’est pas l’« exclusion » mais la « sécession » : des zones entières de la ville qui ne participent déjà plus du pacte citoyen. L’autre problème des banlieues, la seconde question qu’elles posent, n’est pas la crise elle-même mais son pouvoir de contagion : si ces zones sont, comme on croit toujours, la périphérie des villes, leur part maudite, leur marge – ou si c’est, au contraire, comme dans certains phénomènes chimiques, le vide qui les aimante, le corps noir qui les fait graviter et la préfiguration, alors, d’un de leurs avenirs possibles. Vers la guerre civile ? Nul n’en sait rien. Mais un vrai sujet de querelle, peut-être l’un des principaux, pour les candidats à la présidentielle.

Wiesel, face à Semprun sur Arte. Il y a des écrivains qui n’ont pas d’idées. Il y en a qui en ont trop. En voici un qui n’en a qu’une – et de là vient sa grandeur.

Semprun face à Wiesel, dans le même débat d’Arte. Il dit, si je le comprends bien, trois choses. Primo : je n’ai pas entrepris d’écrire pour « transcrire » ce dont je me souvenais, mais le souvenir m’est venu au fil de la transcription. Secundo : ce travail d’écriture n’a pas « épuisé » ce que j’avais à dire, il n’a pas « asséché » la source supposée de la mémoire, il a augmenté le « stock » au contraire, multiplié les souvenirs – en sorte que j’ai, après le livre, presque plus à dire qu’auparavant. Tertio – et c’est l’essentiel : l’affaire de la littérature n’est pas ce vieux débat, toujours un peu vaseux, entre le « dicible » et l’« indicible » – c’est celui d’un dire qui, en disant, produit. Intelligence de l’art.

Enfin un livre sur l’état actuel de la justice, ses dérives spectaculaires, ses excès, sa puissance, sa collusion avec les media, ces juges qui se prennent pour des justes, cette volonté de dire le droit qui tourne à la volonté de pureté – cet intégrisme judiciaire qui suscite l’inquiétude mais n’avait encore trouvé ni son analyste ni son archéologue. L’auteur : Yves-Henri Bonello. L’éditeur : Galilée, dans l’excellente collection « Débats » qui publie, entre autres, les textes de Baudrillard, Lyotard et Derrida. Le titre : tout simplement, L’Injustice.

Ce qui m’émeut dans la peinture que j’aime ? Et d’où vient que mon iconoclastie, ma méfiance à l’endroit des images peintes et, en tout cas, muettes, ne soient jamais allées jusqu’à me distraire d’entrer, comme aujourd’hui, par hasard, dans cette galerie qui expose les dernières œuvres de Geneviève Claisse ? Ce ne sont pas des images, justement. Ce ne sont jamais, seulement, des images. Semprun toujours. Ou encore cette thèse de Malraux, dans Les Voix du silence et ailleurs : le peintre ne copie pas, il fait ; il ne montre pas, il produit ; et ce qu’il produit n’est jamais, en aucune manière, une réplique ou une image des choses.

Londres. Dîner, dans un restaurant « normal », avec un Salman Rushdie « normal » qui, pour la première fois depuis que je le connais, ne cherche pas à se cacher, se déguiser, etc. Je m’en étonne. Les clients du restaurant, aussi. Il me dit : « Une autre forme de résistance – la seule façon, au fond, de refuser d’entrer dans leur jeu ».


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