Il y a ceux qui disaient : « Israël doit libérer les territoires ». Et il y a ceux qui songeaient : « Il faut qu’Israël se libère des territoires, cette prison où il s’est enfermé, ce piège qui va se refermer – ils sont, ces maudits territoires, comme un cancer qui ronge l’Etat hébreu et, de proche en proche, va l’emporter ». J’ai toujours été, pour ma part, plutôt du côté des seconds et c’est dire ma joie, ce matin, quand j’apprends que Jérusalem offre, en attendant mieux, de se retirer de Gaza et Jéricho. Que cette joie se mêle d’inquiétude, difficile de le dissimuler. Mais qu’elle cède à l’amertume ou, pire, à la mauvaise foi, que l’on nous réserve le sophisme de l’OLP-qui-n’a-pas-changé-et-qui-d’ailleurs-ne-peut-changer-car-elle-ne-serait-pas-l’OLP, voilà qui serait navrant. Quels que soient les risques en effet, il n’y avait – il n’y a – pas de plus grand péril que de s’installer dans un état qui ne laissait, à terme, que ce choix : intégrer les habitants de Cisjordanie et de Gaza – et devenir, de fait, un État binational ; s’y refuser – et inventer alors un double régime de citoyenneté qui, sous quelque forme qu’on l’habille, eût ressemblé à un apartheid.

Un lecteur étonné de ce que je disais, la semaine dernière, du caractère nécessairement « truqué », « mensonger » de la littérature. Ce mot de Faulkner qui devrait, non le convaincre, mais mieux me faire comprendre. « Tout cela est-il vrai, lui demande un ami ? Avez-vous vécu, vraiment, tout ce que vous racontez » ? A quoi l’auteur d’Absalon répond – seule réponse digne d’un romancier : « Maintenant, oui, je l’ai vécu ; c’est vrai puisque je l’ai écrit ».

Après Woody Allen, Michaël Jackson. Cette fureur des media. Cette meute lâchée à ses trousses. Cette excitation, trop visible, à l’idée de la mise à mort. Sartre déjà, il y a quarante ans (mais dans un contexte, il est vrai, différent) : « l’Amérique a-t-elle la rage ? ».

Sartre encore. C’est à travers son livre que, comme beaucoup, j’ai découvert Jean Genet. C’est lui qui me l’a fait lire, aimer et, je crois, connaître un peu. Or voici que paraît en français la monumentale biographie d’Edmund White et que je m’avise, un peu sidéré, de la quantité de bévues qu’accréditait la lecture sartrienne. Question, alors : comment peut-on découvrir un auteur à travers le prisme d’un autre, qui l’a si librement interprété ? et d’où vient que ce soit à ce type de lecture que nous devions souvent le plus – alors que c’est contre elles, en corrigeant leurs erreurs et en dissipant leurs malentendus, que l’on accède finalement à l’œuvre ? Chacun peut faire le test. Dresser la liste de ses dettes. Il verra que les plus lourdes sont souvent les plus impalpables puisqu’elles sont dues aux « anti-maîtres » que nous avons fréquentés, traversés, puis désavoués. Moi-même, et dans le désordre : Claudel pour aller à Rimbaud… Valéry pour Mallarmé… Breton qui m’a mené à Freud, auquel il n’entendait rien… Lacan, à Hegel… Sartre à nouveau – en opposition à qui j’ai écrit mon Baudelaire, mais sans qui je ne l’aurais pas conçu… bref, tous ces intercesseurs fautifs et, pour le moins, paradoxaux, non pas grâce à qui, mais contre qui j’ai rencontré les livres de ma vie.

Stockholm. Venu montrer Un jour dans la mort de Sarajevo. Mais les gens – on se demande bien pourquoi – ne semblent intéressés que par l’état de la gauche française et les raisons (profondes, s’il vous plaît !) de sa déroute de mars dernier. A la énième interview, et de guerre lasse, je lâche : « Pourquoi la gauche a échoué ? parce qu’elle s’est trompée ; qu’elle a changé; mais qu’elle a mis dix ans à l’avouer ! » La réponse est un peu courte. Mais c’est, au fond, la moins inexacte.

Il arrive une chose singulière, avec le livre de Marc Lambron. Il s’agit, comme on sait, d’une libre variation autour du personnage, réel, de Lee Miller. Or cette femme, qui a existé, mais que je croyais totalement oubliée, je ne cesse, depuis huit jours, de rencontrer des gens qui la connaissaient. C’est François Baudot, qui me parle de ses photos. Edmonde Charles-Roux qui l’a croisée, en 1944, à Colmar. Un autre qui l’a aperçue, à la toute fin de sa vie, à Londres. Et c’est comme une société secrète que je vois soudain se former ou, mieux, émerger, grâce au roman. J’avais un peu senti cela, naguère, en travaillant sur Colette Peignot, cette autre égérie des années 30. Ou avec Arthur Cravan, le boxeur surréaliste, disparu dans le golfe du Mexique. Car il y a des personnages comme cela. Obscurs. Presque inconnus. Mais qui sont des fédérateurs clandestins, des attracteurs de sensibilité, des aimants intimes et étranges autour desquels s’organisent une église, un club invisible et muet. Leurs noms sont des mots de passe. Leurs visages sont les bristols que les âmes adressent aux âmes, et qui les mettent à l’unisson. Cet enchantement de l’affinité – secrète, mais révélée – c’est de la littérature qu’il vient toujours. Il fallait ce roman magnifique pour en rappeler le goût.


Autres contenus sur ces thèmes