Avis aux gouvernants. Touchez à l’école publique ou, d’ailleurs, à l’école libre : vous aurez, aussitôt, 600 000 personnes dans la rue. Ouvrez, comme en Bosnie, de nouveaux camps de concentration. Réhabilitez, comme les Serbes, racisme et nettoyage ethnique. Ou tolérez que nous passions, nous, les Français, d’un à deux, voire trois ou quatre millions de chômeurs. Personne, en revanche, pour manifester. Pas l’ombre d’une révolte. L’insupportable est là. Il frappe, pour ainsi dire, à nos portes. Et nous semblons moins concernés que par l’abrogation de la loi Falloux.

Ce chômeur de longue durée, par exemple, qui proposait, l’autre semaine, d’échanger un rein contre un emploi. La presse en dit un mot. Le Canard en fait un dessin, où l’on voit Balladur s’exclamer : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de trois millions et demi de reins ? ». Et l’on voit même, oh ! miracle, quelques employeurs s’en émouvoir. Mais pas un geste officiel. Pas une mesure prise. Un homme en arrive, oui, à sacrifier à l’État-Shylock une livre, non de chair, mais de rein : pas un ministre pour le recevoir; et sommes-nous bien certains, nous-mêmes, de sympathiser avec sa détresse ? Le chômage, comme un accident – terrible, mais qui n’arrive qu’aux autres. Le chômage comme la foudre : elle a frappé mais, heureusement, tombe à côté.

Le plus étrange, au demeurant, c’est l’attitude même des victimes. Car enfin trois millions et demi de chômeurs – auxquels pourraient s’ajouter les centaines de milliers d’exclus, SDF, sans-droits et irréguliers divers – ce serait, si on le voulait, le premier parti de France ; et c’est une armée de nouveaux damnés qui, sachant qu’ils ne sont rien et ne seront, hélas, plus jamais tout, pourraient s’autoriser les insurrections les plus extrêmes. Or, là non plus, ce n’est pas le cas. Ni insoumission ni vraie colère. Mais une mystérieuse acceptation qui fait que personne ne bouge – et que les intéressés, bizarrement, se mettent au diapason de l’universelle résignation.

Une explication à cela : celle de la « servitude volontaire » selon La Boétie. Une autre : l’intériorisation de la loi, façon Marx et les marxistes. Une troisième : l’épuisement ; le désespoir; des hommes sans force ni ressort qui n’auraient plus d’énergie que pour se ménager de minces espaces de survie. Une quatrième encore, plus goguenarde : « Vous vous étonnez de nous voir si sages ? patience ! vous êtes, tous, de futurs chômeurs ! et grande armée pour grande armée, nous ne sommes, nous, que l’avant-garde d’une troupe immense qui, tôt ou tard, vous enrôlera – rira bien qui rira le dernier ! c’est la réalité qui nous vengera ! » Le chômage comme un destin. La misère comme une calamité. Et si c’était le Chômeur qui, comme le Prolétaire jadis, devenait la figure emblématique du temps ?

L’abbé Pierre ? Bien sûr, il y a l’abbé Pierre. Mais voyez comme, là aussi, les choses tournent étrangement. Les conditions étaient réunies pour donner à son appel un écho plus vaste encore qu’à celui d’il y a quarante ans. La gloire de l’abbé. Son âge. Le parfum de béatification qui flotte autour de lui. La mort qui commence à rôder et faisait de cette campagne une manière de testament. Or à peine l’appel est-il lancé qu’on le sent tomber à plat : remake triste, et un peu vide, de l’opération de 54 – la barbe, la bure, la machinerie de RTL, la voix même, que l’on dirait prélevée sur le cliché d’origine ; mais ce n’est qu’un cliché justement ; pire : un cliché de cliché; et il y a, dans tout cela, quelque chose qui ne passe plus…

Le remake était-il trop parfait ? C’est cela. Et sans doute y a-t-il, dans la logique même du Spectacle, quelque chose qui s’ajoute au reste pour désamorcer l’indignation. J’essaie d’imaginer l’abbé il y a, non pas quarante ans, mais deux siècles – face, mettons, à un Louis XVI. Les media de l’époque sont là. Ce sont Diderot et d’Alembert. Un faiseur de gravures ou d’images pieuses. Un peintre, pour immortaliser la rencontre. Mais il n’y a rien, dans ce cortège, qui dénature l’événement. Alors que, dans les media d’aujourd’hui, dans le tapage qu’ils fomentent et orchestrent, il y a comme un virus qui décale le sens des choses – et, imperceptiblement, le dérègle. Allez savoir si les victimes elles-mêmes ne se sentent pas déréalisées par la mise à distance, et en spectacle, de leur misère… Allez savoir s’il n’y a pas là un grand trou noir qui avalerait jusqu’à l’évidence, aussi, de la sainteté…

Écoutons, d’ailleurs, l’abbé. Ce qui frappe – et qui explique, pour une part, son immense popularité – c’est que cet homme de foi ne parle presque plus de Dieu. Il parle de la misère, oui. Et de la souffrance des hommes. Mais on sent bien, quand il le fait, qu’il s’adresse moins au Ciel qu’au Ministre. Et au lieu surtout, comme son double d’il y a deux siècles, d’admonester ledit ministre en lui faisant miroiter les flammes de l’enfer ou les lumières du paradis, on sent que c’est presque un technicien qui en exhorterait un autre. Triomphe de la technique. Désenchantement du monde. Il a tout compris, l’abbé. Il a pris son parti du siècle et de sa laïcité forcée. Peut-être a-t-il même, en fin médiologue, flairé le scandale qu’est devenu le simple nom de Dieu. Ma question, pour finir : peut-on, dans un monde où ce nom est imprononçable ou proscrit, fonder une morale et en formuler les commandements ?


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