Qu’est-ce qu’un événement « considérable » ? À quoi le reconnaît-on ? Y a-t-il quelque chose, dans l’événement, qui le signale à ses témoins ? Le putsch d’Octobre 17, par exemple ? L’assassinat de l’Archiduc à Sarajevo ? L’obscur fait divers que dut être, pour la plupart des contemporains, la crucifixion en Galilée d’un illuminé nommé Jésus ? Ou bien encore – le cas contraire – ces événements que précède une rumeur d’extrême importance et dont on s’avise, avec le recul, qu’ils n’étaient qu’anecdote ou fausse piste : une guerre locale, un État précaire, un traité sans lendemain comme celui, peut-être, de Maastricht ? Bref, il y a là un jeu qui ne m’a jamais lassé – et dont le dernier prétexte m’est fourni par l’attentat à la voiture piégée qui vient de ravager une aile du musée des Offices à Florence. Une péripétie, espérons-le… Mais peut-être aussi, allez savoir ! un événement inaugural, qui ouvrirait une ère nouvelle dans l’histoire des terrorismes. Après les hommes, les statues. Mieux que les corps, les images. Et, à travers les visages de l’art, nos plus précieuses chimères, devenues cibles des barbares. Quoi, dans ce cas, après « les Offices » ? Et quel type, chaque fois, de perte ? Je passe la journée, non sans vertige, à imaginer quelques figures d’une haine qui ne s’en prendrait qu’au Beau. L’iconoclastie comme une épidémie.

Raconté à une amie commune comment J.-J. L., dix- huit ans, découvre et aime Sagan. Elle me dit que cela ne l’étonne pas et qu’il y a, chez Sagan, des pages en effet très belles – qui sont celles d’un écrivain. Je lui réponds que c’est l’éternelle histoire de l’auteur mangé, cannibalisé par sa légende : que la légende s’estompe, qu’une génération de lecteurs advienne qui ne pense plus forcément Saint-Tropez, Jaguar, whisky, etc., dès qu’est proféré le nom de Sagan – et l’œuvre naît enfin, étrangement neuve, bouleversante, avec ses anciens clichés qui deviennent des images. Ombre du nom. Dommages du renom. N’est-ce pas Cocteau qui recommandait, pour faire une œuvre, de se faire un nom ? Eh bien erreur de Cocteau. Folle et tragique erreur. Ce drame qu’est un nom pour les écrivains, comme Sagan, trop vivants.

Gorbatchev chez Elkabbach. Trois impressions successives qui, bizarrement, se superposent. La bête de scène, d’abord ; la créature de pur spectacle ; le pacte, maintes fois renoué depuis Eisenstein, entre les communistes et la mise en scène. La langue de bois ensuite ou, comme disait Soljénitsyne, « de granit » – ce côté irrémédiablement « apparatchik » que l’on retrouve jusque dans la voix (blanche, et comme sans chair) ou l’expression (cette façon de parler de soi à la troisième personne – mais une troisième personne qui dirait moins la majesté qu’une sorte d’impersonnalité). Et puis, dernière impression, de loin la plus intéressante : ces moments où le masque craque et où un mot de l’interviewer, une question simple ou faussement naïve réaniment le sujet qui, dans l’homo sovieticus, sommeille. Comment va Raïssa, demande Elkabbach ? Aimez-vous le luxe ? De quoi vivez-vous ? Et c’est, chaque fois, comme un lapsus, un raté minuscule mais décisif et, sur le marbre du visage, un frémissement d’humanité où l’on retrouve l’autre Gorbatchev – celui, mal rasé, en chemise, sans cravate, que le monde entrevit, stupéfait, au lendemain du coup d’État manqué. Forcer une langue comme on force une porte. Technique de l’interview conçue comme celle du coup d’État. Grand art – et grande télé.

La cause semblait entendue. La réunification de l’Allemagne ne se ferait, certes, pas sans désordre ni dégâts. Mais enfin elle se ferait. C’était une chance pour les Allemands. Et il était clair, aux yeux de tous, que l’Ouest avait les moyens, la vitalité, la culture pour, la pédagogie démocratique aidant, neutraliser les démons de l’Est. Cinq ans plus tard le problème se complique et devant les progrès de la crise, la poussée du chômage et de l’inflation, devant la montée, surtout, d’une criminalité néonazie qui serait apparemment le fait d’une jeunesse déboussolée, nombreux sont les intellectuels qui, outre-Rhin, posent la question : et si, pédagogie pour pédagogie, le mouvement allait à l’inverse ? si c’était la violence de l’Est, son fascisme latent, sa barbarie, qui commençaient de gagner l’Ouest ? si l’Ouest n’avait pas assez de force, en fait, pour apprivoiser les fameux démons et si c’était lui qui, du coup, se condamnait à les voir reparaître ? Cela s’appellerait une ruse de l’Histoire. Ou, plus prosaïquement, un marché de dupes. La « bonne » Allemagne partait pour 1’O.P.A. du siècle – elle se retrouve avec, sur les bras, l’une des plus formidables faillites de l’Histoire.

La ville la plus lepéniste de France (Marseille) qui retrouve gloire et dignité grâce au coup de tête d’un Black (Basile Boli) : c’est le monde à l’envers – mais la meilleure nouvelle de la semaine. Souvenir de cette page de La Route des Indes où Morand évoque, à l’hôtel Bauveau, ces grands nababs noirs qui dînent avant de prendre la mer et donnent, dit-il, son lustre à la cité.


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