Les derniers vœux de François Mitterrand. Cette façon de dire – je résume – « Là où je serai et pour peu que vous croyiez, comme moi, aux forces de l’esprit, je ne vous quitterai pas ». Un ami me rappelle que ce sont, quasiment, les mots du Christ aux apôtres, à la veille de la montée au Golgotha. J’observe plus prosaïquement – mais cela ne revient-il pas au même ? – que l’attitude qui consiste à promettre qu’on sera de ce monde sans y être et qu’on sera encore là, lors même que se sera achevé le mandat, cette manière de se retirer sans dire tout à fait adieu, est l’exact contraire de la fameuse chaise vide de Giscard au lendemain de sa défaite de 1981. Giscard : « Je suis battu ; je m’en vais ; mais sachez que, m’en allant, je laisse vide le lieu du pouvoir ». Mitterrand : « Je suis vieux ; je m’en vais aussi ; mais soyez certains que, même absent, après qu’un autre m’y aura remplacé, je continuerai d’occuper le lieu en question ». Deux rapports au pouvoir. Deux façons d’en prendre congé. Deux façons, aussi, de jouer de sa comédie. Celui qui nous promet sa présence éternelle ; celui qui, parti, ne pouvait concevoir qu’un fauteuil vide et le désert après lui : chez lequel des deux, tout compte fait, le plus d’orgueil et de folie ?
Houston. Capitale du Texas. Luxe. Ostentation. Images de prospérité et d’opulence extrêmes. Ce côté ville poussée à la hâte, sur champs de pétrole et de dollars. Et puis, derrière la façade, une foule de détails dont on s’avise petit à petit et qui brouillent fortement l’image : un gratte-ciel sur deux est vide ; un centre commercial sur quatre est fermé ; cette banque désaffectée ; ces avenues sans trottoirs ; cette absence de promeneurs ; personne, non, dans les rues, à part les vigiles privés qui veillent au pied des buildings occupés ; ces quartiers intacts, mais inhabités, comme après un désastre ou un cataclysme ; ces policiers qui se suicident parce qu’ils ne savent plus faire face, dit-on, à la progression souterraine du crime; cet hôtel de cinquante étages où mon chauffeur de taxi me souffle que l’on vient, du monde entier, louer une chambre pour se jeter par la fenêtre. Ville morte. Ville de mort. Si la fin du monde arrivait, c’est à cela, il me semble, que ressembleraient ses villes fantômes. Envers du rêve américain. Préfiguration d’un cauchemar européen ?
L’affaire tchétchène. Vue de loin, c’est-à-dire toujours d’Amérique, trois grandes leçons (au moins) de l’affaire tchétchène. La première : on croyait l’empire soviétique effondré ; on disait : « Il y avait deux impérialismes ; un, sur deux, s’est effacé ; il laisse à l’autre tout le champ disponible » ; eh bien non ; pas si simple ; et soit que le soviétisme ait été trop vite enterré, soit qu’il n’ait jamais été, lui-même, qu’une parenthèse dans l’histoire de la volonté de puissance grand-russe, l’heure serait, au contraire, à sa résurrection ou à son réveil. La seconde – qu’on oublie à Grozny, comme on l’a oubliée à Beyrouth, Leningrad ou Sarajevo : on peut assiéger une ville ; on peut l’affamer, la réduire, la détruire ; il est bien plus difficile de la conquérir ou même de la prendre d’assaut ; car si puissante que soit la force assaillante, si nombreux que soient ses chars ou ses avions, plus forte encore est, toujours, la résistance des assaillis – chars contre cocktail Molotov ? avantage aux cocktails Molotov ; car avantage, depuis la nuit des temps, à ceux qui sauvent leur maison sur ceux qui défendent un empire. La troisième enfin – dont monsieur Eltsine paraît prendre conscience, mais un peu tard : la presse, quand elle est libre (et la presse, à Moscou, est, qu’on le veuille ou non, à peu près libre) devient le grand adversaire de l’empire; on peut dire : « L’armée russe est invincible, l’armée russe a pris le contrôle de Grozny » ; dès lors que la presse est là, le mensonge n’est plus possible; que la presse fasse son travail, et ce sera, pour les menteurs, le vrai commencement de la fin ; la Russie est-elle en train de perdre cette guerre de Tchétchénie ? elle le devra, si cela arrive, à la colère d’une opinion devenue, là comme ailleurs, un acteur majeur de la bataille.
Philippe Seguin et Alain Minc. Seguin est républicain, quand Mine est démocrate. Seguin est un apôtre de « l’autre politique », Minc ne croit qu’à la « rigueur ». Seguin est un homme de droite, fasciné par le césarisme de gauche ; Minc est un intellectuel de, gauche que l’on verrait assez bien en ministre d’Édouard Balladur. Le premier, on s’en souvient, a pris la tête de la campagne anti-Maastricht ; le second, au même moment, battait, en faveur du oui, le rappel de tout ce que le pays comptait de têtes pensantes ou de responsables. Bref, on ne peut imaginer plus différents, plus divergents, que ces deux hommes – jusqu’à leurs cultures, leurs généalogies, j’allais presque dire leurs physionomies, que le bon génie de la diversité semble avoir pris plaisir à opposer terme pour terme. Or les voilà qui nous donnent, éditée par Olivier Orban, chez Plon, une longue conversation qui, loin, comme d’habitude, de masquer le désaccord sous on ne sait quel compromis de surface ou de façade, s’emploie à le cerner, le creuser, l’accentuer. Cultiver la dispute ? L’orchestrer ? Lui donner tout loisir de s’exposer, à l’intérieur d’un espace de convivialité et de dialogue ? C’est le propre de la démocratie. C’est sa définition. Ce livre n’aurait-il qu’un mérite, que ce serait celui de nous donner cette leçon, vivante, de démocratie.
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