Le président à Nevers. Ce regard qui ne cille pas. Cette voix blessée, mais forte. Ces accents qui lui reviennent, et qui sont ceux de Maurice Barrés, comme chaque fois qu’il parle de la mort ou, ici, d’un ami mort. Cette jeunesse retrouvée du visage. Oui, malgré sa pâleur extrême, cette jeunesse étrange, presque insolente – que je ne lui avais plus vue depuis cet autre après-midi de mai, il y douze ans, quand, d’un pas incertain, une rose à la main, il allait d’une tombe à l’autre dans la nécropole du Panthéon. Le cercle s’est rétréci. La vieille maison s’est dépeuplée. Peut-être y songe-t-il quand le chagrin devient trop fort et que, pour le contenir, il hausse un peu le ton : ce groupe décimé… ce froid qui gagne autour de lui… ces fidèles qui restent, mais ne quittent plus le deuil… et puis ce symbole – car comment ne pas y voir un symbole ? – d’un règne engagé dans une crypte et commençant de finir ici, sur cette terre un peu ingrate, entre une chapelle et un cimetière… Mais enfin il est là. Fidèle à lui-même et à son passé – avec sa colère sèche et sa vitalité inentamée. Et il y a dans cette idée, et il y aurait eu dans cette scène, quelque chose de très beau. Pourquoi a-t-il fallu tout gâcher par cette phrase sur « ceux qui ont livré aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie » ? Si les mots ont un sens – et je connais trop François Mitterrand pour douter qu’il les ait pesés – c’est des journalistes qu’il s’agit et ce sont leurs lecteurs qui sont les chiens. Ce n’est plus un cri, alors – c’est une insulte. Ce n’est pas un lapsus – c’est un défi. Nous ne sommes plus dans l’hommage funèbre -mais encore (déjà ?) dans la joute et le jeu.

Les mots sont-ils des balles ? les journalistes, des tueurs ? les rédacteurs du Canard enchaîné, des nazis ? et faut-il inculper Gildas, de Caunes ou Edwy Plenel d’homicide involontaire ? Je caricature. Mais à peine. Car c’est le tour que prend le prétendu débat sur la « responsabilité de la presse ». Répondre à cela, primo : Bérégovoy n’est pas Salengro et, si injustes qu’aient pu être les attaques portées contre lui, ce ne fut ni une « chasse à l’homme » ni, en tout cas, une « curée ». Secundo : la recherche du coupable à tout prix, c’est-à-dire du bouc émissaire, est une démarche hautement risquée qui, comme une psychanalyse, n’a pas de fin : aujourd’hui, ce sont les journalistes ; demain ce sera Balladur ; après-demain Rocard ; après après-demain, Mitterrand; et ainsi de suite jusqu’au vertige. Tertio : les communautés qui se livrent à ce périlleux exercice sont comme ces sociétés primitives qui ne savent se souder, ou se ressouder, qu’autour d’un crime et d’un rite, d’un repas totémique et d’un cadavre : n’a-t-on rien de mieux à nous offrir, à gauche, en guise de refondation ? Quarto, et enfin : ce type de mise en cause atteste d’une vision de l’Histoire où se mêlent paranoïa policière (il y a un coupable, il faut le trouver : l’homme politique est un indic), naïveté occultiste (il y a un fin mot, on va le percer : il devient mage ou chiromancien), goût de l’exorcisme et de ses causalités diaboliques (le mot fameux de Joseph de Maistre sur les jacobins mais qui, appliqué aux journalistes, devient franchement odieux : « instruments d’une force qui en savait plus qu’eux »). Alors ? Alors la vérité c’est que, de ce suicide, nous ne savons rien et que prétendre le contraire, lui prêter des raisons ou des responsables, rompre le silence, en d’autre termes, où l’intéressé a choisi de s’ensevelir, revient à lui voler sa mort après l’avoir désespéré de la vie. Soljénitsyne, à l’époque de l’Archipel : « Donner un sens à ce qui n’en a pas, voilà l’ultime outrage ».

Je ne sais si c’est cette atmosphère de deuil… Cette mélancolie qui gagne… Mais je ne parviens à voir le monde, ce matin, que dans la même lumière pauvre, et partout crépusculaire. C’est la tension nouvelle à Moscou, le lien social qui va craquer… C’est la guerre en Bosnie qui continue, notre impuissance tragique, le président Izetbegovic, au téléphone, plus las, désemparé, que jamais : « C’est la fin me confie-t-il, dites-leur que c’est la fin s’ils ne se décident pas à bouger » – et moi qui, à Aix-en-Provence, viens présenter sans plus y croire (car pour quoi faire, mon Dieu ? et pour convaincre qui ?) un film vieux de six mois… Et puis c’est l’affaire Rushdie qui rebondit : nous voulions, avec Edmonde Charles-Roux, donner le prix Colette à l’auteur des Versets sataniques, et comme le prix se donne à Genève et que Genève est, par tradition, ville d’exilés et de proscrits, nous avions, en secret, prévu de l’y faire venir. Seulement voilà : Genève est une ville pour Lénine et Trotsky, pour Joyce et pour Borges, c’est la ville d’Albert Cohen et de Simenon, d’Amiel et de Godard – mais ce n’est pas celle de Salman puisque, je l’apprends à l’instant, Swissair refuse de le transporter et le canton de le protéger. Tout cela n’a rien à voir, dira-t-on ? Sans doute. Mais enfin, cela fait un climat. Une ténèbre qui s’étend. Comme si le siècle, avant de s’achever, voulait nous donner toutes les preuves de sa capacité à régresser. Aigre printemps. Funestes pressentiments. Comme un nouveau Moyen Âge ou un retour des dark âges. Est-ce mon humeur qui parle ? La saison ? Ou, en effet, l’époque ?


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