Épidémie de révolte à l’état-major des casques bleus de Sarajevo. Ma première réaction : voilà des gens qui, pour certains, ont avalé les 140 000 morts bosniaques, les camps de concentration, les viols, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre – et qui se réveillent quand c’est à eux que l’on s’en prend et à leur honneur que l’on en a. La seconde, que je préfère : mieux vaut tard que jamais et bravo s’ils prennent conscience de ce que nous sommes quelques-uns à dire depuis deux ans et que je répétais, à Sarajevo, il y a quinze jours, devant Briquemont – « Votre mandat est politiquement obscur, moralement inhumain, stratégiquement absurde ; retirer nos forces de Bosnie ? oui si, comme vous me le dites, c’est leur présence qui, finalement, interdit d’intervenir ».

Israël-Vatican. J’entends les analyses politiques des uns. Les commentaires malins des autres. Je lis tout ce que l’on a pu écrire sur l’obligation où se trouvait le Saint-Siège de protéger ses chrétiens d’Orient et de ménager, pour cela, les États arabes. Ce qui me fascine, moi, c’est la dimension vraiment religieuse, c’est-à-dire métaphysique, de l’événement – puisque c’est, si je comprends bien, parce qu’Israël n’a pas reconnu le Christ il y a deux mille ans que les chrétiens, en retour, ont tant tardé à reconnaître Israël. Miracle, alors, de l’amitié retrouvée. Mais vertige, plus grand encore, devant un malentendu millénaire dont je doute, une fois de plus, qu’un « geste » vienne à bout. Toujours la même histoire, n’est-ce pas ? Le siècle s’achève, à nouveau, dans une sorte de liquidation monstre, avant jugement et inventaire. Mais suffit-il d’une braderie, c’est-à-dire d’une poignée de mains, d’un échange d’ambassadeurs, ou d’un accord, pour en finir avec la sainte – ou criminelle – folie des hommes ?

Dans le Journal de Tarkovski, quelques semaines avant sa mort, et en marge d’un Golgotha qui sera resté à l’état de projet, ce fragment sur lequel je tombe, le jour même de l’événement : « Jésus se sent coupable à l’égard de Judas ; il est effondré devant la nécessité qui doit faire de Judas un traître ; et comme un homme qui aurait tendu un poison à un autre, il attend avec anxiété que le poison commence à faire son effet ». Tout est dit de ce mystère qui m’obsède depuis des années et qui est, à mes yeux, l’un des mystères du christianisme. Que serait-il, ce christianisme, sans Judas ? pourquoi a-t-il eu besoin, si impérieusement, de sa trahison ? et qu’y a-t-il dans la tête de Judas lui- même en cet instant, si poignant, où il offre son infamie ? Ah ! le point de vue de Judas… Cet évangile selon saint-Judas – à l’évidence, la pièce qui manque…

Étrange destin de Jean d’Ormesson. L’un des rares, dans sa génération, à ne s’être sûrement pas dit, à vingt ans : « Chateaubriand ou rien ». Le seul à n’avoir cessé de répéter : « Non, non, je ne fais que passer, n’allez surtout pas me prêter plus de génie que je n’en ai ». Et pourtant, à l’arrivée, si l’on met bout à bout La Gloire de l’Empire, le Juif errant et, maintenant, la Douane de mer, un ensemble qui finit par faire œuvre – et l’une des plus composées de l’époque. Il y a les œuvres annoncées, qui nous arrivent précédées de tous les clairons de la vanité. Il y a les œuvres qui ne préviennent pas et se font dans le dos de leurs lecteurs autant, peut-être, que de leur auteur. Jean d’Ormesson est de la seconde espèce : après l’œuvre au noir, l’œuvre en douce – et le sentiment, pour nous, d’un tour heureux de l’Histoire.

Les Cahiers de Barrés chez Plon. Je reviendrai sur le texte même – et l’énigme, notamment, des postures successives de l’écrivain. Cette anecdote, pour le moment, que je ne résiste pas au plaisir d’évoquer. C’est il y a une dizaine d’années. Un comité de lecture chez Grasset. L’un de nous – François Nourissier, il me semble – informe l’assemblée que ces Cahiers tombent dans le domaine public et peuvent être réédités. Un tour de table, pour la forme. Une unanimité, quasi immédiate. Et Jean-Claude Fasquelle alors, se souvenant que son grand-père, Eugène Fasquelle, fut déjà l’éditeur de Barrés mais qu’il était aussi celui de Zola, se rappelant le jour où le premier, en pleine affaire Dreyfus, avait exigé que l’on choisisse entre lui et l’auteur de J’accuse et, devant l’échec de son chantage, avait lui-même décidé de partir, Jean-Claude Fasquelle, donc, sort de son mutisme pour, à la stupeur générale, et comme s’il était réellement, soudain, devenu le contemporain du grand-père Eugène, trancher avec superbe : « Barrés a quitté la Maison par la porte, il est hors de question qu’il y revienne par la fenêtre ».

Qu’un Eddy Barclay, à soixante-dix ans, fasse un enfant, rien que de très naturel. Qu’une femme du même âge, ou plus jeune, ose en former le vœu, et voilà l’opinion en émoi. Classique ? Sans doute. Sauf quand l’Etat s’en mêle et prétend, comme c’est le cas, arbitrer le débat par la loi. Désir et loi… Culture et nature… Nature culturelle du désir et, en particulier, de ce type de désir… Il y a là toute une problématique, terriblement complexe, dont on aimerait que les responsables aient pris, avant de parler, la mesure. D’une chose, en tout cas, je suis sûr : la détestable régression qui verrait réduire la belle énigme de la filiation à une pure affaire de loi naturelle et, donc, de biologie.


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