Nouveau président ou pas, comment ne pas revenir, une fois encore, sur le geste désastreux que s’apprête à accomplir le président en exercice en se rendant à Moscou pour les célébrations du 8 Mai et en acceptant de cautionner, ainsi, les massacres de Tchétchénie ? Lorsque j’avais soulevé le problème, ici même, il y a trois semaines, lorsque j’avais lancé la question : « Est-il digne de la France de participer à cette mascarade ? comment peut-on fêter la défaite du fascisme d’hier en cautionnant, dans le même mouvement, les crimes de celui d’aujourd’hui ? », l’Élysée m’avait fait répondre : « François Mitterrand sait ce qu’il fait ; qui vous dit qu’il ne trouvera pas, à Moscou, les mots qu’appelle la situation et qui ne lui seraient pas venus si, comme vos amis et vous-même, l’y exhortez, il choisissait de n’y pas aller ? ». Voyons, donc. Attendons. Une chose, en tout cas, est sûre : sauf, en effet, retournement – et inspiration – de dernière minute ce voyage sera insultant pour les Tchétchènes, désespérant pour les démocrates russes, déshonorant pour la patrie des droits de l’homme et accablant, enfin, pour l’image d’un président que l’on dit si soucieux de sa place dans l’Histoire et de sa « sortie ». Le mystère Mitterrand. Et la dernière fois, peut-être, que je l’évoque dans ce bloc-notes.

Au-delà même de l’affaire tchétchène, force est de reconnaître que nous n’aurons guère été entendus – nous qui tentions, ces dernières semaines, de mettre la politique internationale au cœur du débat électoral. Les Français ont un nouveau président. Mais savent-ils, vraiment, ce qu’il pense de la tragédie bosniaque, du drame algérien, de la paix et de la guerre, du monde qui se construit sur les ruines du communisme et de la part qu’une démocratie peut prendre à cette gestation ? Dieu sait si je ne suis pas « cocardier ».

Mais il y a, dans cet abaissement consenti, dans cette résignation à l’idée d’une France frileuse, repliée sur son hexagone et qui n’aurait plus son mot à dire sur le train du monde et ses enjeux, quelque chose qui me révolte. Et c’est pourquoi je n’ai – nous n’avons – pas l’intention de désarmer, maintenant que l’élection est passée et qu’une autre époque est censée commencer. A propos de la Tchétchénie, justement, une idée que je soumets au nouvel élu : au lieu, comme son prédécesseur, d’aller parader aux côtés des bourreaux de Grozny, qu’il invite, mais à Paris, les vétérans russes de la guerre antinazie… C’est ce que l’on a fait, l’été dernier, avec les survivants américains du Débarquement. Quelle meilleure façon de concilier le double hommage que l’on doit – et aux résistants d’autrefois, et aux martyrs d’aujourd’hui ?

J’étais au Mexique pendant l’essentiel de cet entredeux tours. En sorte que c’est avec un léger différé que j’aurai vu « le » grand duel télévisé entre les deux finalistes. Est-ce l’effet de ce contretemps ? L’obsolescence accélérée de ce type de spectacle et d’événement ? Toujours est-il que, comme beaucoup d’autres – mais plus, peut-être, que d’autres – j’ai été frappé, à mon retour, par le caractère étonnamment raisonnable, apaisé, de ce débat et, du coup, par sa platitude. Peut- être est-ce cela, la démocratie. Peut-être a-t-elle pour première vertu de s’accommoder de l’ennui qu’elle secrète. Et peut-être est-il là, le vrai changement d’époque : le triomphe de cet ennui sur les illusions lyriques de naguère… N’empêche. On se prenait à regretter la férocité d’un Giscard, le florentinisme d’un Mitterrand – on rêvait, comment dire ? d’un éclair de mauvaise foi dans le regard de l’un ou de l’autre.

Lu, au Mexique, le petit livre de Nancy Huston (aux éditions Actes Sud) sur Romain Gary. Gary et ses femmes… Gary et ses mensonges… Gary et son acharnement à se détruire… Ce Gary douloureux, presque amer, que je venais voir, à la toute fin, tandis que j’entrais en littérature et qu’il s’apprêtait, lui, à sortir de l’existence… « Il a réussi sa vie mais raté ses livres », disaient ses contemporains. Il savait bien, lui, que c’était l’inverse et mettait déjà tout en œuvre pour en administrer la preuve. Ma dernière conversation avec lui, dans son appartement de la rue du Bac. Elle m’avait tant impressionné que j’allais en faire, dix ans plus tard, un chapitre d’un de mes essais. « Le vrai partage, disait-il, n’est pas entre les glorieux et les obscurs, les engagés et les retirés, il n’est même pas, comme on pourrait naïvement le croire, entre les bons et les mauvais écrivains ; il est, bien plus simplement, entre les écrivains que l’on cite et ceux que l’on ne cite jamais ». Il se rangeait, lui, au nombre des seconds. Et il enrageait de voir le premier cuistre venu faire l’objet d’une considération que l’on s’obstinait à lui refuser. Merci à Nancy Huston de le faire, enfin, mentir. Il aurait aimé, je le sais, son « Tombeau de Romain Gary ».

Un dernier mot sur le Front national – puisque la question ne s’éteindra pas, hélas, avec la fin de cette présidentielle. Je ne pense pas, comme me le font dire Jean Daniel ou Marie-Claire Mendès France, que ses électeurs soient des « pestiférés » ni qu’il faille s’abstenir de traiter les fameux « problèmes de fond » dont leur vote est le symptôme. Mais je crois : 1) qu’un « problème de fond » n’est pas une excuse à l’infamie ; 2) que s’il faut bien accepter les voix lepénistes, rien n’oblige, en revanche, à les draguer ou les négocier ; 3) que le fait qu’il s’agisse d’un vote populaire, ouvrier, etc., ne change rien à son caractère extrémiste – le vote nazi des années 30 n’était-il pas lui aussi, après tout, un vote protestataire, majoritairement populaire et dicté, lui aussi, par la crise ? La vérité oblige, d’ailleurs, à dire que cette « ligne » est celle qu’ont finalement suivie, non sans courage, les deux candidats. Puisse-t-on s’en souvenir quand reviendra, bientôt, le temps des élections et de leurs débats.


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