Musset l’appelait Sainte-Bévue et il est vrai que ce grand esprit, ce docteur impeccable, cet homme qui voulait faire de la critique une manière de science exacte, a systématiquement raté les écrivains de son temps – à commencer, comme chacun sait, par Balzac, Baudelaire et Stendhal. Pourquoi le lire, alors ? Et d’où vient mon plaisir, ce matin, à plonger dans les Portraits littéraires que vient de rééditer « Bouquins » ? Une réponse, qui vaut pour moi – mais sans doute, aussi, pour d’autres : avec cette science et ces erreurs, cette morgue et ces ratages énormes, avec son infinie connaissance des lettres et sa façon, tout aussi infinie, de passer à côté de ce qui compte, Sainte-Beuve est peut-être, au fond, le symbole d’une « condition critique » qui est de tous les temps et n’affecte pas, hélas, les seuls professionnels du genre : une sorte de brume qui nous enveloppe et qui, parce qu’elle fausse les distances et déforme les perspectives, finit par faire, au sens propre, de l’ombre aux œuvres qui nous entourent. Amis et ennemis, frères en esprit ou étrangers : heureux qui, dans la brume, reconnaîtra les siens ; malin qui, avec la brume, distinguera vrais et faux grands ; car la règle est la bévue ; la norme, le malentendu ; nous sommes tous, savants ou non, des peintres du lundi dont un effet de prisme affecte les jugements. Baudelaire lui-même ne fut-il pas aveugle à ses pairs ? Et Mallarmé ? Et, bien sûr, Proust ? Ne soyons pas trop sévères, non, avec l’Oncle Beuve : il a beau se tromper et accumuler les quiproquos – qui sait s’il ne reste pas (en dépit, mais aussi à cause, de cette constance dans l’égarement) une sorte de modèle et, presque, de maître à rebours ? Aveugles, comme Sainte Beuve.

Nous avons eu Genet, puis Lacan – après avoir eu Foucault, Barthes, Althusser, Sartre, Aragon, j’en passe sûrement. Et voici que nous arrive (bon dernier – mais ne l’était-il pas, déjà, dans la vie ?) le cher Raymond Aron, justiciable à son tour de « sa » biographie. D’autres – ici même, Jean-Paul Enthoven – diront ce qu’ils pensent du livre, et de l’existence qui l’a inspiré. Ce qui me frappe, moi, c’est cette avalanche biographique, cette fièvre et fureur nécrophiliques — c’est cette façon qu’à l’époque d’embaumer une à une ses figures comme si elle les préparait (et se préparait, sans doute, avec elles) pour on ne sait quelle parade. En avant marche, semble-t-elle dire ! Chacune à sa place ! Chacun dans son rôle ! Rien, ni personne, ne doit échapper à mon soin commémoratif ! Rien ni personne ne devra manquer à l’appel et au jugement derniers ! Un siècle s’achève, n’est-ce pas – et, avec ce siècle, le millénaire ? Eh bien voilà. Nous y sommes. Une fin, comme un bilan. Une fin de siècle, en forme de célébration. Un siècle qui, pour finir, convoque ses figures majeures et s’en fait un long cortège, l’accompagnant vers l’an 2000. Millénarisme heureux, disais-je, l’autre semaine, à propos de la poignée de main Rabin-Arafat et du souci que l’on sentait de voir l’époque faire le ménage de ses drames en suspens. C’est la même chose dans la pensée. Le même toilettage ultime. Le même devenir-momie d’un monde dont on ne sait trop s’il veut s’adorer ou, au contraire, vomir ses monstres. L’autre millénaire s’était achevé dans un climat d’apocalypse et la peur de la fin du monde. Celui-ci, plus naïf mais, hélas, non moins sanglant, rêve de se clore dans l’ordre, la paix et au garde-à- vous – et c’est pourquoi il n’en finit pas de compiler ses vies illustres.

Imaginez, en 1950, cinq ans après la défaite du fascisme, des foules dans les rues de Rome réclamant le retour de Mussolini. Mutatis mutandis, et le communisme remplaçant le fascisme, c’est ce qui s’est passé à Vilnius, Varsovie et, maintenant, dans le sang, Moscou. Et face à ce singulier événement, face à cette effervescence incroyable, et dont je m’étonne qu’elle n’étonne pas davantage, on peut conclure, au choix : 1, c’est bien la preuve que le communisme n’était justement pas un fascisme – il ne peut revenir, en effet, que parce qu’il exprimait aussi une noble aspiration des hommes ; 2, il est un fascisme au contraire mais, à l’inverse du premier, il n’est, lui, pas mort du tout – gros bloc de mémoire et de crime, à demi-enterré dans les combles de la société, et continuant d’émettre, donc, ses radiations maléfiques et terribles ; 3, peu importe, en vérité, qu’il fût ou non un fascisme puisqu’il est mort au contraire, et bien mort, la preuve de cette mort étant qu’il peut, précisément, revenir – communisme ordinaire, opinion parmi d’autres, à l’image de ce qu’il est dans une démocratie « normale ». Entre ces hypothèses – et quelques autres – il faudra bien que l’Histoire tranche. Mais comme elle court, pour l’heure, la diablesse ! Comme elle brûle, et brouille, ses étapes ! Qui eût dit, il y a quatre ans, dans l’euphorie de la chute du Mur, que nous en serions là – si vite, si naturellement et sans que l’on semble, je le répète, y trouver réellement à redire : des cohues d’hommes et de femmes qui, avant d’avoir pu savourer ou, à plus forte raison, épuiser le goût de la liberté, en sont à crier leur regret, leur nostalgie de la tyrannie ? Tragédie. Dérision.


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