Les échos de Mai 68 n’avaient pas encore fini de se dissiper lorsque de jeunes officiers portugais, engagés dans le Mouvement des forces armées (MFA), lancèrent aux premières heures du 25 avril 1974 une opération militaire qui devait renverser en à peine dix-sept heures le régime fasciste instauré au Portugal en 1932 par le dictateur Oliveira Salazar, en s’inspirant du modèle corporatiste que Mussolini avait appliqué en Italie huit ans plus tôt.
Immédiatement, la Révolution des Œillets, véritable déflagration rendue possible par la victoire fulgurante du MFA au Portugal, apparut comme un phénomène singulier, voire comme un cas d’école qui suscita chez beaucoup l’admiration, la curiosité, le désir d’en savoir plus, d’observer de près et de prendre part à ce processus révolutionnaire aux caractéristiques inédites qui était en train de prendre corps à l’extrême sud-ouest de l’Europe. C’est ainsi que des hommes politiques, des journalistes, des écrivains, des chroniqueurs, des cinéastes, des intellectuels et des penseurs du monde entier gagnèrent Lisbonne, quasiment transformée en un laboratoire pour les nouvelles idées révolutionnaires qui visaient à contester la société, le système, les préjugés, l’autorité politique, sociale et familiale alors en vigueur.
Dans le groupe d’intellectuels français qui se rendirent au Portugal pour « étudier » la révolution, se détachait la figure, éminente s’il en fut, de Jean-Paul Sartre. Je ne devais finalement avoir aucun contact avec lui, les responsabilités attachées aux fonctions qui m’avaient été confiées absorbant la quasi-totalité de mon temps. Guère plus d’une semaine après le 25 avril, je tombais par hasard, dans la cour du bâtiment de l’ancien secrétariat général de la Défense nationale, devenu provisoirement le siège de la Junte de salut national et du MFA, sur l’écrivain et journaliste Dominique de Roux, que j’avais un an plus tôt reçu et accompagné en Guinée-Bissau, où il s’était rendu en reportage pour Le Figaro. Lors de cette rencontre, nous vînmes à croiser Sousa et Castro, capitaine impliqué dans le MFA, qui de façon bien intempestive informa De Roux du rôle que j’avais joué dans l’opération « Virage historique ». C’est ainsi que De Roux fut le premier journaliste à annoncer dans les médias, en l’occurrence dans les pages de son journal, qu’il fallait voir en moi « le vrai cerveau du 25 Avril ».
En 1975, j’eus le plaisir de faire la connaissance, lors de brèves rencontres, d’un jeune journaliste de Combat, philosophe formé à l’École normale supérieure et auteur de Bangladesh, nationalisme dans la révolution (réédité sous le titre Les Indes rouges) : Bernard-Henri Lévy. Il s’était rendu dans ce petit pays d’Asie pour y couvrir la guerre de libération contre le Pakistan. Avant cela, il avait vécu les événements de mai 68 à Paris et l’action révolutionnaire déclenchée par le mouvement étudiant qui, immédiatement soutenu par la classe ouvrière, entendait remettre en cause la société et le régime politique de la démocratie bourgeoise. Des événements qui avaient pris par surprise Paris comme dans le reste de la France et attiraient l’attention du monde entier. Il avait été choqué – lui qui, pourtant, était un jeune bourgeois, qui avait commencé précisément en 1968 à fréquenter la très élitiste École normale supérieure – par la modération affichée par la CGT et le Parti communiste français, laquelle avait contribué à affaiblir la lutte et à saper l’exaltant soulèvement de Mai 68.
Dès les mois de mai-juin 1974, BHL se trouvait à Lisbonne pour vivre, dans une grande exaltation, les premiers pas de la Révolution des Œillets. Et en 1975, durant le Verão Quente (« ’Été chaud »), il y prit une part active avec une présence remarquée lors de manifestations et d’actions organisées par des travailleurs. Des contacts furent noués avec des militaires du MFA et des entretiens lui furent accordés de bon gré par des figures de première importance du Mouvement.
En juin 1975, il est aux côtés des employés du journal A República dans la lutte qu’ils mènent contre un organe de presse qui, se présentant comme un journal de gauche indépendant, est en réalité la propriété et le support de propagande du Parti socialiste. En juillet, il soutient et internationalise le combat des employés qui occupent la station de radio catholique Rádio Renascença pour la transformer en Rádio do Povo (« Radio du peuple ») et la mettre au service du peuple. Il soutient l’occupation par les paysans de grandes propriétés terriennes de l’Alentejo, occupation encouragée et encadrée par le COPCON (Commandement opérationnel du continent). Il est présent également aux côtés des travailleurs et des ouvriers en lutte dans la ceinture industrielle de Lisbonne.
Lors de nos brefs entretiens, il établissait un comparatif avec « son » Mai 68 : finalement, dans chacun des deux événements, ce sont les éléments les plus éclairés de la classe bourgeoise dominante qui avaient pris la tête de l’action révolutionnaire visant à transformer la société tout en ouvrant la voie à un puissant mouvement de soutien populaire. En sachant que dans le cas français, antérieur de six années, le choix de la modération par la CGT et le PCF avait affaibli la lutte et entraîné son échec et que l’on courait le risque – d’une certaine façon cela semblait évident dès « l’Été chaud » de 75 – de voir la même chose se produire au Portugal. Il avait assisté à un meeting du Parti communiste dans l’Alentejo en présence d’Álvaro Cunhal et avait alors acquis la conviction, contrairement à d’autres observateurs, que le rôle de premier plan que jouait le MFA, sa force et sa présence sur la scène politique, conduiraient non pas au triomphe mais bien à un inéluctable déclin de l’influence du PCP si les militaires parvenaient à rester unis au sein du Mouvement et à se battre pour des objectifs communs.
Je partageais son avis. Le jeune philosophe, journaliste et écrivain Bernard-Henri Lévy avait raison. Cependant, une fois de plus, nos espoirs allaient être déçus : les pressions et le chantage exercés par le pouvoir politique des États-Unis et des pays européens dotés d’un régime de démocratie représentative conduisirent certains de mes camarades ayant de hautes responsabilités au sein du MFA à plier devant les propositions faites par Gerald Ford et Henry Kissinger et, avec le plein appui du Parti socialiste, de la droite et de l’extrême droite portugaises, firent avorter le 25 novembre 1975 la révolution qui semblait pourtant promise au triomphe.
Homme de convictions, luttant pour des causes justes, BHL fonda l’année suivante, en 1976, l’école des « Nouveaux Philosophes », avec un groupe de jeunes intellectuels français qui s’étaient désolés de l’absence de soutien et de propositions politiques de la part du PC et du PS lors des événements de Mai 68. Il adopta définitivement une vision critique du marxisme communiste et socialiste en publiant, en 1977, La Barbarie à visage humain, ouvrage dans lequel il dénonçait la tentation totalitaire du fascisme et du communisme historiques.
Controversé, admiré, estimé et aimé par beaucoup, détesté par d’autres, BHL est aujourd’hui, à plus de soixante ans, une grande figure intellectuelle française et européenne que j’ai le privilège de compter parmi mes amis. Lors de son dernier séjour à Lisbonne, en 2009, j’eus l’immense plaisir d’évoquer avec lui, lors d’un déjeuner, le souvenir des heures exaltantes du processus révolutionnaire dans lequel le Portugal s’était engagé en 1974-1975, qu’il avait observé de près, et de revenir sur ce qui s’était passé, sur ce qui aurait pu se passer si… À présent, nous voilà dans l’expectative : restons donc attentifs à ce que pourrait éventuellement apporter de positif pour la transformation du monde dans lequel nous vivons la crise profonde qu’est en train de traverser le système capitaliste qui façonne tant nos sociétés.
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